LA CAPITAINERIE DE L’ABREURAC
Les documents (deux cartes ci-dessous et deux textes) m’ont été communiqués par Bernard Le Bec de l’association Patrimoine des Abers de Landéda. Ils proviennent de la Bibliothèque nationale de France (site Gallica). Les textes, non reproduits ici, permettent d’éclairer l’interprétation des deux documents.
Le premier est daté d’avril 1734. Il se présente sous la forme d’un « projet de carte pour la capitainerie de l’Abrewac, la douzième de la Province de Bretagne ». Le rédacteur s’adresse « aux personnes intelligentes de la Province (pour) ajouter la position des lieux qu’on a pas trouvés dans les cartes : savoir Guinevez ou Plounevez , Languengar, Knouez, Trémenech, Brouesnou, Plounéour-Tres, Kerlouan, Knilis… ». Il semble que le contour de la capitainerie n’est pas définitif et changerait si certains lieux cités « ne s’y trouvent pas enfermés ». Leur position devra être vérifiée ainsi que les distances entre eux (selon l’échelle placée en haut du document par lieues de Bretagne, de France, marine). Effectivement, les emplacements de Saint-Vougay et de Guiquello sont à revoir. Il rajoute « qu’il faudrait marquer le nombre et la situation des corps de garde avec les batteries qui se trouvent le long de la côte en distinguant les corps de garde aussi bien que les batteries qui peuvent être ruinés ». Pour affiner la localisation des lieux « il conviendrait d’ajouter les noms des rivières ou des ruisseaux ». Il demande un soin particulier au trait ou dessin du littoral. Il aimerait qu’on lui communique d’autres cartes existantes sur ce secteur pour compléter ses informations.
Les questions relatives au document qui se posent sont les suivantes : quelle fonction exerce le demandeur de précisions (sans doute une personne de l’Amirauté*) et vers quels individus espère-t-il se renseigner (des nobles, le clergé ou des marguillers*).
Le second document est plus détaillé. Daté de 1734, il doit faire suite au premier. La correction de certaines erreurs et la réalisation d’une carte nettement plus détaillée aura été possible dans un délai bien court eu égard aux lenteurs des communications de l’époque. Il présente la capitainerie (moins orientée vers le sud, ce qui se comprend car les capitaineries s’inscrivent dans une limite de deux lieues par rapport au littoral) sans doute après que le demandeur a reçu diverses informations remontant de notables locaux. Ainsi les lieux non localisés dans la première carte le sont, les cours d’eau apparaissent et la côte est plus précise. Les villes et bourgs sont désignés par un petit édifice surmonté d’une croix (à la suite du nom on distingue un petit p pour une paroisse, un petit c pour une chapelle), les corps de garde reçoivent une figure triangulaire (rouge pour ceux qui doivent être restaurés, en jaune les bâtis ruinés, peu visibles), des petits traits (selon le nombre de canons) traversés par un trait plus grand (au Korejou) symbolisent les batteries et un minuscule rond surmonté du chiffre 1 les châteaux. Une échelle permet d’évaluer les distances entre les divers lieux. Il paraît que le résultat du travail de l’auteur inconnu résulte de l’addition de documents plus anciens (la carte d’un certain sieur de Fer), les informations de l’élite locale et d’observations sur la côte et des endroits les plus élevés.
La carte de 1756 fixe les limites de la capitainerie de Lesneven/l’Abreuwrac et les flèches indiquent les secteurs à défendre en priorité pour éviter la pénétration ennemie et les menaces sur Brest.
Sous l’Ancien Régime, la fréquence des guerres amène la monarchie à tenter de se prémunir des débarquements ennemis sur le sol français et breton. En Léon, la priorité est la défense de la place-forte de Brest et de la flotte du Ponant. A cet effet, Vauban à la fin du XVIIe siècle, puis au XVIIIe siècle le duc d’Aiguillon et le marquis de Langeron organisent la défense du goulet et des environs de Brest. Le pays Pagan entre dans ce schéma par la protection des abers que l’on considère, à l’époque, comme des voies possibles de pénétration du plateau léonard pour atteindre à revers la ville fortifiée.
Les troupes du roi et la Royale doivent contrecarrer ces possibilités de débarquement d’un ennemi qui est le plus souvent anglais. Mais la monarchie mobilise également des populations civiles sur le littoral afin d’assurer en partie cette mission, héritée des ducs de Bretagne sous l’appellation de guet.
La milice garde-côtes (différente de la milice de terre ou provinciale) qui va s’intégrer dans le cadre des capitaineries n’est vraiment organisée et développée qu’à partir de la célèbre ordonnance de Colbert en 1681.
Par tirage au sort (sans doute par les marguillers, puis par le capitaine garde-côtes), dans le cadre administratif des paroisses, les paysans et les marins non soumis aux classes*, de 18 à 60 ans, sont versés dans des compagnies détachées pour les mauvais numéros et dans des compagnies de guet pour les bons numéros. En principe ces hommes servent sur place et exercent la surveillance et la défense des côtes.
Mais, si l’on en croit Vauban, cette milice est médiocre, manque d’expérience et de motivation. Quant aux petits nobles qui les encadrent, il les décrit désargentés, misérables, sans monture et n’aspirant qu’à regagner rapidement leurs manoirs délabrés. Bref des troupes sur lesquelles il est bien difficile de compter.
Pour rendre ces hommes opérationnels, le pouvoir royal multiplie les ordonnances (1701, 1716, 1745, 1756, 1778).
Le littoral est divisé en capitaineries (1716) dont le nombre varie durant notre période. Chaque capitainerie dispose d’un personnel hiérarchisé officiant dans une bande littorale déterminée. Ces troupes sont soumises à recensement et à des revues en temps de paix pour vérifier leurs aptitudes militaires.
Deux réformes, celle de 1756 -du Duc d’Aiguillon- et celle de 1778, amélioreront l’organisation de la milice garde-côtes.
Depuis 1756, chaque capitainerie doit fournir dix compagnies de 50 hommes, dites détachées et des compagnies de guet. Tous les ans le général *de la paroisse fournit une liste d’hommes soumis à la milice (deux par cordelée* ou section ; à Plouguerneau il y en a quatre).
Les compagnies détachées incorporent les célibataires de 18 à 45 ans, d’une taille d’au moins 5 pieds -1,62m- par tirage au sort pour une durée de cinq ans consécutifs, puis ces hommes sont versés dans les compagnies du guet. Elles se composent de 25 fusiliers, et de 25 canonniers. Les compagnies de guet rassemblent des hommes de 16 à 60 ans qui assurent le guet, seulement en temps de guerre, ainsi que le service du courrier et des signaux.
Toute défection est passible des galères puis, par la suite, du bagne.
En temps de paix le capitaine des garde-côtes organise des revues générales, obligatoires, des effectifs, deux fois par an en mai et novembre, de 3 à 6 jours, afin de vérifier l’instruction des troupes et l’armement. En 1768, le capitaine du guet F. Lescop, de la première compagnie de Plouguerneau conduit ainsi à Lesneven ses 50 miliciens. De plus, des exercices mensuels se déroulent le dimanche pour tenter d’instruire des paysans rétifs au maniement des armes. Il semble que les défections sont monnaie courante. Aussi amendes et peines de prison tentent d’amener à la raison les récalcitrants.
Les miliciens s’organisent selon une hiérarchie militaire : un capitaine général, assisté de majors, d’aide-majors, de lieutenants, de sergents, de caporaux, dirige les miliciens qui se répartissent en anspessades, tambours, fusiliers, canonniers.
Depuis 1757, les hommes devaient disposer en théorie d’uniformes -blancs, collet bleu et boutons de cuivre jaune, chapeau bordé de laine blanche- mais le manque de subsides des Etats de Bretagne* et des paroisses laisse les miliciens trop souvent en bragou braz et en chapennou berr -veste courte- donnant le spectacle d’une troupe déguenillée, mal armée et mal payée. Le milicien de base reçoit une solde de 5 sols 6 deniers pour les revues générales et 2 à 3 sols en temps de guerre, mais… seulement à partir du cinquième jour ! De telles conditions financières et matérielles motivent mollement des miliciens dont les seuls avantages résident dans l’exemption de la corvée des grands chemins et des fouages (l’équivalent de la taille).
Les capitaineries du Léon dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Brest | Lesneven ou Aber-Wrac’h | Saint Poll | |
Compagnie | 10 | 10 | 10 |
Hommes | 500 | 500 | 500 |
En Bretagne le nombre de capitaineries a évolué dans le temps : elles sont 15 en 1682, 26 en 1701, 31 en 1726-45. Le littoral pagan fait partie selon les deux cartes de la 12ème capitainerie en 1734. Les paroisses se regroupent au sein de ces capitaineries.
L’inventaire de l’Amirauté de Léon fournit parfois les noms des gentilshommes membres des compagnies détachées des milices garde-côtes. On y découvre en octobre 1757 :
-pour Lesneven : sieur Ménémeur fils.
-pour Guissény : sieur du Plessis.
-pour Kerlouan : le chevalier du Plessis.
-pour Plouguerneau : sieur de Brescanvel. En 1772, Charles René de Kervern de Kerzulec est capitaine aide-major de l’infanterie garde-côtes de Lesneven.
-pour Lannilis : sieur François Corric.
La réforme de 1778 apporte quelques changements. Le milicien est remplacé par le garde-côtes canonnier. Mais les canonniers se regroupent toujours en compagnies de 50 hommes avec un encadrement du même ordre qu’en 1756. En 1779, François Cabon, notaire royal de Plouguerneau, est lieutenant de la milice garde-côtes du bataillon de Lesneven. Ce qui confirme que les officiers sont toujours des nobles ou des notables et que les fonctions se transmettent de père en fils.
Garde-côtes canonniers
Les compagnies détachées deviennent des compagnies de canonniers et les compagnies de guet des compagnies postiches. Le tirage se fait toujours au sort pour les hommes de 18 à 60 ans. Revues et exercices pour les hommes d’astreinte animent les réquisitions.
Le seul changement notable réside dans l’obligation de défendre, maintenant, uniquement la bande littorale de la paroisse dans laquelle les miliciens résident. Pourquoi ? La stratégie militaire a changé et les stratèges de l’époque pensent que la guerre future se fera dorénavant sur mer. L’uniforme est modifié : il est confectionné de drap bleu de roi, à parement bleu doublé de blanc ; le revers, la culotte, le gilet prennent la couleur verte de mer ; le chapeau est bordé de laine noire.
Pourcentages de fusils recensés dans les inventaires après décès à Plounéour-Trez au XVIIIe siècle.
Moins de 300 livres | 7 % |
de 1000 à 2000 livres | 53,3 % |
plus de 2000 livres | 81,8 % |
Les paroissiens de Plounéour-Trez disposent,selon D.Pont *, de fusils dans des proportions appréciables. Pourquoi ?Selon lui, il faudrait y voir la marque d’un braconnage, de la volonté de protéger ses biens et sa fortune – ce qui est compréhensible quand le niveau de fortune s’élève- et, enfin, de la nécessité pour les miliciens garde-côtes, parles ordonnances de 1681 et de 1716, d’être pourvu d’un fusil, ou d’un mousquet.A cette arme s’ajoutent une épée, une baïonnette, une demi-livre de poudre et deux livres de balles sous peine d’une amende de 100 sous. De nombreux paysans pauvres ne peuvent honorer cette obligation alors la paroisse prend le relai. En fait,depuis 1757, les miliciens doivent remiser leurs armes fournies par le roi dans des magasins, pour rassurer les autorités monarchiques qui craignent les soulèvements des Bretons depuis la célèbre révolte du Papier Timbré de 1675.
Pour leurs missions, les hommes de la milice se fixent sur divers points stratégiques du littoral que présente la carte ci-dessous (plus facile à lire que la seconde carte de 1734).
On y repère le fort Cézon (environ 40 hommes et jusqu’à 100 hommes, 5 canons ou plus), des batteries (Korejou, Pontusval, un peu plus de 20 hommes pour chacune et deux à trois canons), des maisons de garde. Cependant, comme le confirme les annotations relatives à la seconde carte de 1734, tous les ouvrages de défense ne sont pas opérationnels. En période de paix certains se détériorent, et, la guerre reprenant, force est de constater les carences du dispositif militaire.Au fil du temps les canons ont été déplacés et demeurent introuvables. Les miliciens reçoivent parfois l’appui des troupes du roi de Brest et en particulier celui des canonniers de métier. Les communications entre les points fortifiés se réalisent par pavillons, par feux et par un code de fumée. D’où le rôle important du garde-pavillon lequel doit être apte à entrer en contact avec ses collègues placés sur le littoral, mais également avec les navires en mer.
Le corps de garde du Korejou fait partie d’un ensemble fortifié comprenant une guérite, un magasin à poudre et une batterie de canons. La construction est originale au niveau du toit en pierre recouvrant une voute intérieure. Ce type de toiture serait à relier au fait que Vauban ou ses successeurs ne disposaient pas de charpentiers sous leurs ordres ou que les couvertures de départ de ces édifices (en bois pour les charpentes et couverts de chaume) étaient trop souvent pillées par les riverains en période de paix. En fait, des corvées soumettaient la population locale à certains travaux concernant ces ouvrages. L’intérieur qui accueille les miliciens est spartiate : dalles au sol, deux fenêtres orientées au nord-ouest pour l’éclairage et pour surveiller l’horizon, une lourde porte au sud, une cheminée pour le chauffage et assurer les repas, des lits collectifs en bois et aux coins des étagères surélevées afin de placer hors de portée des nuisibles la nourriture.
Les capitaineries accueillaient la milice garde-côtes que les populations littorales détestaient. Le tirage au sort ne concernait pas les domestiques et laquais des privilégiés, ni les inscrits maritimes, les agents chargés du recouvrement des deniers royaux. Dès lors, la charge incombait trop souvent aux paysans les plus défavorisés qui y voyaient une injustice de plus dans la masse des autres iniquités. Ce sentiment on le retrouve dans les cahiers de doléances du Léon. Et si l’on reconnaît qu’elle est « indispensable à la sûreté publique » -comme à Landunvez- on se plaint des « gardes sans pains ni soldes pendant quatre jours consécutifs et de campagnes désertes, l’agriculture languissait » (Ploumoguer). Les paroissiens proposent que l’on recrute « des gens de bonne volonté à prix d’argent » -à Ploudalmézeau- sur la base du volontariat. La milice garde-côtes fut abolie en 1792.
Lexique :
Amirauté : juridiction chargée des affaires maritimes durant l’Ancien Régime, ici celle de Brest.
Etats de Bretagne : assemblée de députés de Bretagne des trois ordres de la société. Elle dispose de compétences financière, économique.
Lieue de Bretagne : un peu plus de 4 kilomètres.
Marguiller : notable du Tiers-Etat membre du corps politique ou général.
Général : ou corps politique ensemble des chefs de famille d’une paroisse. Peu à peu un corps politique plus restreint de 12 notables administre les affaires religieuses et profanes.
Cordelée : ou section. Partie géographique de la paroisse (quatre à Plouguerneau) servant au recouvrement des impôts.
Pont D. La vie quotidienne des paroissiens de Plounéour-Trez au XVIIIe siècle 1988, Maîtrise UBO.
Classes (service des) : les professionnels liés au milieu maritime doivent servir dans la Royale comme marins ou dans des métiers de la construction/réparation navale (arsenaux du roi).