Des contrebandiers à Lilia en 1791


DES CONTREBANDIERS A LILIA, EN 1791
(PLOUGUERNEAU)

Tout au long du XVIIIe siècle, les relations entre la France et le Royaume-Uni s’avèrent délicates et conflictuelles.

Aux conflits armés, s’ajoutent des dispositions économiques, telles que des prohibitions et des droits de douanes sur certains produits, prises par les gouvernements qui contrarient les échanges naturels qu’entretiennent, depuis le Moyen Âge, les Bretons et leurs homologues britanniques d’outre-Manche.

Dès lors, ces entraves, nais également « la révolution de la consommation » (l’attirance pour de nouveaux produits, souvent de luxe), l’anglomanie de certaines personnes de la société française, et la molle répression des deux États, ne pouvaient que favoriser la contrebande des deux côtés de la Manche.

A cet effet, la Bretagne a participé à l’aventure de la contrebande comme le témoigne l’épisode suivant.

 

Le 4 août 1791, une escouade de douaniers* de l’inspection de Guissény, composée de quatre membres (J-M. Hamon, P. Laridon,, J. Chapalain et du sous-brigadier F-M. Person), se trouve, nuitamment, en patrouille à Lilia, en Plouguerneau (1).

La côte de Lilia et ses multiples îles favorisent une contrebande discrète

Ils sont à la recherche d’un dénommé René Balcon. Ce dernier, selon les rumeurs qui courent, aurait rejoint l’Angleterre, depuis une quinzaine de jours, afin de se livrer à la contrebande. Les douaniers, perspicaces, ont également vérifié les mouvements des barques des environs et ont noté une absence prolongée inhabituelle pour celle de Balcon. Celui-ci est sans doute maître de barque ou pêcheur.

On peut s’étonner de la présence des douaniers de Guissény sur le territoire communal de Plouguerneau. En effet, il existe une brigade de douaniers au Koréjou (huit hommes, par lieue de côte). En janvier 1792, elle est attestée lors du naufrage d’un navire anglais: le Neptune. C’est le lieutenant Olivier Baron et quatre préposés des douanes nationales qui découvrent le bateau à Grancquennoc (la partie la plus occidentale de la grève Blanche).

Soit les douaniers de Guissény empiètent sur le territoire de compétence de ceux de Plouguerneau, soit ces derniers les ont appelés à la rescousse.

Type d’embarcation utilisée par R. Balcon

 

Les quinze jours sont suffisants pour gagner l’Angleterre ou les îles Anglo-Normandes, négocier un chargement frauduleux et revenir en Paganie*. Dans les meilleures conditions, la durée du voyage aller n’excède pas huit heures. Balcon devrait être de retour incessamment sous peu, d’où la présence des douaniers sur la côte.

Et effectivement, vers deux heures du matin, ils entendent le bruit de rames qui accompagnent le mouvement d’un bateau. Ne distinguant pas l’embarcation, ils se guident et suivent la barque en fonction du clapotis et des sons émis par les avirons. A ce moment là, le groupe se localise à Léac’h Venn. Tout est redevenu calme et le jour commence à poindre.

Les douaniers distinguent maintenant un groupe important d’environ soixante personnes, hommes et femmes, armé de crocs, fourches de fer, bâtons, perches, sur l’île de Lézent et qui prend le chemin de l’anse de Kervenny. Les agents décident de pister ces individus plus que suspects. Ils les conduisent jusqu’à la demeure de Yves Hamon, du grand Kervenny, où la marchandise de contrebande a du être entreposée.

 

Déchargement de produits de contrebande

 

Quelques remarques s’imposent.

L’importance numérique du groupe de malfrats peut surprendre. Mais s’adonner à la contrebande nécessite un certain nombre de règles organisatrices. Il y a nécessairement connivence entre la population et les contrebandiers. Si l’adhésion des marins, des pêcheurs et des maîtres de barque est primordiale, il ne faut pas négliger les éclaireurs, les porteurs recrutés dans la paysannerie locale, parmi les domestiques et les artisans. De nombreuses personnes appartenant à toutes les classes sociales, dont les petits hobereaux en mal de revenus, trempent dans la fraude.

En 1714, à Plouescat, l’écuyer Jean-François Kerscau est soupçonné d’être mêlé à une affaire de contrebande de tabac. Quant au célèbre marquis de Pontcallec, connu, sous la Régence de Louis XV, pour sa conspiration contre le pouvoir royal, il se livre impudemment, à grande échelle, aux mêmes agissements.

De plus, le transport de la marchandise se fait à dos d’hommes ou de femmes, mais également par l’utilisation de chevaux, souvent volés, que l’on conduit dans de discrets chemins creux (les petits ribins), avant de l’écouler par de multiples vendeurs à la sauvette dans les auberges campagnardes ou urbaines, les villages, les bourgs et la grande cité du Ponant (Brest). Certains milieux sont favorables pour écouler, au détail, le tabac. On pense aux soldats des troupes qui stationnent en Bretagne, aux marins et soldats du roi en convalescence à l’hôpital du Folgoët, et aux équipages de la Royale à Brest.

Ainsi en 1774, le curé de Guicquelleau (paroisse proche de Lesneven), Goulven Melloc, évoque « le débit considérable qui se fait au Folgoët de vin, d’eau de vie et de tabac de fraude » (2). Il faut dire que l’hôpital de convalescence des soldats du Roi constitue un terrain favorable à la prostitution et aux excès alcooliques et tabagiques.

En outre, le nombre important de complices armés (ici soixante) se justifie d’autant plus que les trafiquants sont souvent nécessiteux et n’ont d’autres choix pour vivre que de sombrer dans l’illégalité. Ces gens sont déterminés, et dans de nombreuses affaires de contrebande ils ont l’avantage numérique sur les agents de l’autorité répressive. Ils n’hésiteront nullement à faire le coup de penn baz (bâton), de croc (à goémon ou à fumier), de fourche ou pourquoi pas de fusil avec les « gabelous ».

Quant à l’endroit où la marchandise est stockée, il n’est guère original. Chez Y. Hamon, sans plus de précisions. Sans doute dans une crèche ou, peut-être dans un lochen (une espèce de remise confectionnée sommairement avec différents matériaux). On sait qu’à l’époque, une autre manière de soustraire les produits de contrebande était utilisée : on les enfouissait dans le sable ou on les dissimulait dans les nombreux cahots rochers granitiques de la côte pagane.

Mais revenons à notre histoire.

Les hommes de l’escouade, sans doute peu désireux d’affronter le groupe armé, décident de tenter de retrouver le bateau. Effectivement, ils aperçoivent une embarcation faisant voile vers l’île Vierge, puis vers l’anse de Kervenny. C’est là, qu’ils reconnaissent René Balcon qui se trouve à bord de sa barque qu’il vient d’échouer sur la grève.

La suite de l’affaire n’est pas connue et c’est bien dommage. A-t-elle été classée par le fait que les douaniers n’ont pas agi, par crainte, à l’encontre des réceptionnaires de la marchandise et donc se plaçaient en situation délicate vis-à-vis de leur hiérarchie ? Le manque d’enthousiasme des douaniers à l’action résulte peut-être, du dénuement des hommes, faiblement rémunérés, mal équipés (à cette époque on ne peut leur procurer de souliers ni d’uniformes !) et souvent dépourvus d’armes.

Le responsable du poste de Guissény n’interpelle-t-il pas l’administrateur du district, le 2 germinal an III, de la manière suivante : « rappelle-toi la modicité des appointements des préposés des douanes, considère la cherté exorbitante des denrées de première nécessité ».

 

 

La maison de garde de Penn Enez au Koréjou

 

A ces différents déboires on rajoutera, à l’époque, les difficultés à trouver des logements que doivent leur fournir les municipalités. Parfois, les douaniers investissent, pour se protéger des intempéries, les maisons de garde et les guérites qui s’échelonnent sur le littoral breton (en 1756, on en dénombre 190 de Cancale à Bourgneuf, puis 260) d’autant plus que la milice garde-côtes les a désertées à la suite de l’abolition de ce service détesté (en mars 1791) par les populations littorales.

Cette passivité des autorités en charge de la surveillance des côtes, nous l’avons également notée, en juillet 1791, du côté de Ménéham, en Kerlouan (3).

Ce 30 juillet, la barque la Marie-Joseph, appartenant à J. Le Manant et G. Deniel, tisserand de son état à Kerlouan, se balance mollement sur les eaux calmes de Pors Doun, attachée à un piquet. Tout à coup, déboule un groupe d’enragés de six à sept personnes qui brise et pille l’embarcation. Dieu seul sait pourquoi ? Différend entre personnes du cru pour un motif économique ? Querelle entre clans familiaux ? Peu importe finalement. Ce fait divers n’est pas sans rappeler les méfaits d’un certain « Renar », qui, dans les années 1990 et 2000, s’est tristement illustré en sabotant plusieurs bateaux de Kerlouan.

Mais ce qui est surprenant, c’est que la scène avait un témoin : le commis des ci-devant cinq grosses fermes* du roi demeurant au poste de Ménéham. Le bonhomme, âgé de 34 ans, n’intervient pas et surtout ne reconnaît personnes parmi les ruffians ! Sans doute, lui aussi, a-t-il préféré se tenir en retrait face à un groupe assez nombreux, déterminé et violent. Qui sait quel sale quart d’heure il aurait passé s’il s’était montré face aux pilleurs. Sans compter les représailles envers sa famille.

Ces deux événements locaux témoignent d’une prudence certaine des autorités lorsque les délinquants sont en position de force lors de l’accomplissement de leurs forfaits.

On peut se poser la question de savoir quel type de marchandise avait bien pu ramener d’Angleterre Balcon ?

En remontant le temps, de multiples témoignages et sources d’archives évoquent comme produit incontournable qui alimentent les réseaux de contrebande : le tabac.

Pourtant, nous sommes à l’époque de la Révolution et diverses mesures ont entraîné la fin du monopole d’État et de sa fiscalité pour le tabac.

Il est difficile d’expliquer la persistance de tels réseaux, s’ils persistent, mais ce qui est avéré c’est que la contrebande du tabac, au XVIIIe siècle, est réelle sur la côte nord de la Bretagne.

Selon un rapport de l’intendance en date du 21 novembre 1766, les tabacs d’Angleterre sont fabriqués à Jersey et à Guernesey. Ils sont rapportés en Bretagne par des bateaux bretons qui vont les chercher en mer auprès de complices britanniques ou français. « Ceux qui viennent de l’Angleterre sont communément en petits rôles d’environ une livre et en carottes carrées de 14 onces ; il s’en introduit aussi de pulvérisés en barils, en sacs de peaux et autres matières de différentes grandeurs et poids ». Quant au tabac de Hollande, il provient par d’autres voies de Dunkerque.

Le tabac est devenu un produit consommé de manière courante : on le chique, on le prise et on le fume, surtout à la pipe, et même la gente féminine assouvit ce vice et ce dans des proportions croissantes.

En 1774, lors de l’enquête sur la mendicité lancée par l’évêque de Léon Mgr de la Marche, les ecclésiastiques dénoncent, à plusieurs reprises, les dépenses inconsidérées que consacrent les paroissiens à l’usage du tabac, ce qui accentue leur misère.
taxes douanières sous l’Ancien Régime et de la lutte contre la contrebande, dont le tabac.

Sources :

(1) Albert Laot :

– Contrebande & surveillance des côtes bretonnes, 2009, Coop Breizh

(2) F. Roudaut :
– Les recteurs léonards parlent de la misère, SAF, 1988

(3) J-P. Hirrien :
– Naufrages et pillages en Léon, 1681-1815, Skol Vreizh, 2000.

Version 1 : 22 Février 2013