L’affaire du Neptune – 1792

L’AFFAIRE DU Neptune, janvier-avril 1792.

Jean-Pierre Hirrien

Janvier 1792 : Tréménac’h, terre des Paganiz*.

L’hiver s’est installé sur Tréménac’h. Les tempêtes se succèdent à des rythmes inégalés ces dernières années. Depuis plusieurs jours les nuages gris et bas amènent des pluies incessantes auxquelles se mêlent des vents rageurs et changeants. Les habitants de la petite commune de Tréménac’h (1) se calfeutrent dans leurs chaumières qui peuplent la dune et la campagne voisine.
Pourtant, en ce début d’année 1792, Tréménac’h va connaître un événement d’une ampleur telle qu’une partie du Léon en sera perturbée durant plusieurs mois.

La vie sur cette portion du littoral léonard est loin d’être une sinécure. La nature ne ménage pas les Paganiz, que l’on peut apercevoir maniant la houe ou la charrue dans leurs lopins de terre. Car cette terre est bien ingrate : trop souvent sableuse, on l’amende avec le goémon récolté sur les grèves voisines. Du sable ! Il y en a partout ! Les habitants ont du subir, comme plusieurs paroisses du littoral léonard, les assauts de ses blondes étendues marines qui envahissent progressivement au début du XVIIIè siècle les deux-tiers de la paroisse. Mais en 1726, le fléau atteint son paroxysme : le site d’Iliz Koz où se trouve l’église paroissiale disparaît sous des tonnes de sable.
Les années s’écoulent lentement, toujours au même rythme : celui des labours, des semailles, des récoltes, des battages. Parfois, les habitants complètent leurs ressources par la cueillette des coquillages et crustacés, la pêche en mer et plus rarement par le petit cabotage grâce aux havres du Korejou et de Porz Malo.
L’hiver, la mer, parsemée d’écueils en tous genres, se déchaîne régulièrement. Le début de l’année 1792 n’avait pas dérogé à la règle : la tempête durait depuis plusieurs jours.
Alors, les habitants du littoral redoublent d’attention car il n’est pas rare de voir un caboteur ou un gros cul* se fracasser sur la côte toute proche. Elle leur apporte l’ed ar mor ou moisson de la mer, qui redonne quelques espoirs aux habitants de vivre un peu moins mal.
Ce n’est pas un hasard si le pensé* se dépose sur les grèves, mais la volonté de Dieu.

Mais que s’est-il donc passé à Tréménac’h ?

Dans la nuit du 22 au 23 janvier 1792, un navire anglais, le Neptune, non pas de la Compagnie des Indes anglaises, comme l’a cru (2), mais un navire marchand, s’échoue sur la grève de « Grand Guennoc » ou « Grankedoc » (la grève où il y a des crabes). Le moment de l’année n’étonne pas, outre mesure, étant donné que l’essentiel des naufrages en Léon, se situe entre novembre et mars, période des tempêtes.
Comme le note Jean Page, capitaine de navire marchand à Plouguerneau, « la côte est isolée, déserte, située à l’ouverture de la Manche & exposée sans cesse à des mers affreuses, surtout en hyver »
Selon la déclaration du 27 janvier de son capitaine Stephan Baker, au greffe de l’Amirauté de Roscoff, le Neptune jauge 218 tonneaux.


Pilleurs de mer (O. Penguilly-L’Haridon, 1811-1872)

Une cargaison de rêve.

Les cales du Neptune contiennent « du fer en planche, des draps mouchetés, des balles d’étamine, des saumons de plomb, des couteaux en corne marbrée… ».
Bref, la cargaison, mirifique, évaluée ainsi que le navire à 1,8 millions de livres, se compose essentiellement de textiles (coupons de tissus, draps, flanelle, toiles en coton, calemande, du lin), comme l’attestent les procès-verbaux des hommes de loi qui évoquent des étoffes inconnues par les receleurs mais aussi par les acheteurs, de quincailleries (couteaux souvent pliants, ciseaux, limes, rasoirs), de fer blanc (en feuilles, en planches) sans négliger la vaisselle : assiettes, soucoupes, tasses, soupière (dans quelles proportions ? un inventaire recense « 31 paniers de faïence »). Une partie de la vaisselle peut provenir également de la cabine du capitaine pour la vaisselle de Chine, les fourchettes et certains couteaux.

Un choc pour un naufrage

Le capitaine Baker nous éclaire sur les conditions du drame. Il quitte Hull le 17 janvier. Il doit rejoindre Nice et l’Italie (Gênes et Livourne)
Le 18, il se trouve en Manche et rencontre des vents forts, une mer grosse et de la brume. Soumis à des vents changeants, Baker estime, le 22, être « vis-à-vis d’Ouessant ».
Le navire ne progresse guère. « Ce soir, vers 7 heures le temps est très sombre, brumeux, le navire se trouve être entouré de tous les côtés ». Baker a saisi le danger. Il essaye de tirer des « bordées » pour se dégager. Mais vers 20 heures, le Neptune touche avec violence une roche.
La situation à bord est délicate, voire désespérée : « il faut se résoudre à abandonner le navire ».
Dans de telles conditions, il n’y a plus de choix possible. Le capitaine et l’équipage décident d’embarquer dans un canot et s’éloignent rapidement à la rame des lieux du naufrage. Ils ne se dirigent pas vers la côte voisine mais vers le large. Sont-ils perdus dans la brume ? Préfèrent-ils quitter une zone ultra dangereuse ? Toujours est-il que le temps a du être long car ils rament quatorze heures avant de débarquer à Roscoff ! L’équipage est exténué. Baker semble désorienté : il déclare ne savoir où se trouve son navire et paraît embarrassé de ne pas disposer d’un interprète. C’est certainement pour aplanir le problème linguistique qu’on lui recommande le négociant anglais Mac Culloch, installé à Roscoff.
Baker est un opiniâtre. Dès le lendemain, il engage un équipage et loue un bateau de pêcheur. Accompagné de trois marins anglais, il part à la recherche de son bateau, sans résultat. Le 24 janvier, il récidive, cette fois appuyé par son second Maxwell, le sieur Stalard, commis, monsieur Mac Culloch, et un guide de Plouescat. Chemin faisant, ils interrogent les marins rencontrés et apprennent qu’un navire s’est abîmé à quelques lieues, près de Plouguerneau. Ils arrivent effectivement sur les lieux du naufrage où ils « découvrent le navire en possession des gens du pays ». Il est facile d’imaginer la stupéfaction de Baker et de ses compagnons face à un tel spectacle !

Le jour se lève sur Granquennoc

Le 23 janvier, le jour se lève lentement, quand, vers les 8 heures du matin le lieutenant Olivier Baron et quatre préposés des douanes nationales* basés au Korejou, se rendent sur la plage où la mer a conduit le Neptune. La nouvelle a couru rapidement. En effet, ils sont bientôt rejoints par le maire de Plouguerneau, Jean-René Abjean, celui de Tréménac’h, Vincent Le Borgne, le juge de paix du canton, Yves Cabon, son greffier, Gabriel Breton, les assesseurs du juge, les procureurs des deux communes, et les officiers municipaux de Tréménac’h. La présence de tous ces élus témoigne de l’importance de la situation.
Il y a, déjà, foule sur la grève et d’autres individus ont précédé les officiels et les administratifs. La diffusion de l’évènement a du être massive.
Voici ce que relatent les autorités : « Nous nous sommes occupés à repousser une multitude de personnes abondantes sur le rivage à empêcher la spoliation des effets, des marchandises composant la cargaison du dit bâtiment ».
Le bouche à oreille fonctionne admirablement. D’ailleurs, les témoins questionnés par les autorités affirment être sur les lieux du bris parce qu’ils ont « appris que », ou encore « entendu dire que ».
Pourtant, le naufrage est, somme toute, un évènement assez banal pour les contemporains, habitués à suivre les affres des petits caboteurs venant régulièrement se fracasser sur la côte. Mais cette fois la navire est d’une autre facture : le Neptune, lui, selon les acteurs du pillage apparaît « grand et beau ».
La venue du Neptune représente une véritable aubaine pour les saltins* et laisse envisager de larges possibilités de pillage. Chacun peut espérer tirer profit d’un tel bateau en s’attaquant au bois, qui fait cruellement défaut dans le pays, aux diverses ferrailles, aux voiles, aux cordages, aux vêtements, et bien entendu à la cargaison dont on s’interroge fébrilement sur son contenu.

Comment couvrir un naufrage ?

Les élus et administratifs prennent la direction du bâtiment échoué et montent à bord. Il est 9- 10 heures du matin. Après avoir visité le navire, ils constatent que le capitaine et l’équipage font défaut, mais également que « les chambres ont déjà été dégradées & pillées, toutes les armoires, coffres, tiroirs forcés, vidés, le tout brisé, tous les lits vidés ».
Les premières constatations faites, les autorités vont s’atteler à évaluer les dégâts et à agir pour tenter de sauver ce qui peut l’être. La couverture du naufrage est du ressort du juge de paix, mais les autres rouages municipaux doivent, dans la situation présente, lui apporter leur concours. De plus, on le verra un peu plus loin, il en va de la santé de l’économie locale !
Les notables réquisitionnent, comme le veut la loi, des manœuvres, des charrettes et un magasin situé à Kergoff, afin de préserver la cargaison du Neptune et de mettre à l’abri les marchandises récupérées. Onze lourds attelages, accompagnés de gardes, s’égrènent sur les dunes et les chemins boueux en direction du hameau voisin. On entrepose chez Jean-Marie Melguen « 20 caisses dont on ignore le contenu, 30 paniers de fayance, 22 flammons (barres) de plomb, 2 caisses de fer blanc ». Sans doute, les sauveteurs désiraient-ils sauvegarder une partie de la cargaison, mais également alléger le navire.
Le pauvre Neptune « est en entière perdition. Nous avons recouru de le tréner sur le sable. Comme le seul expédient actuel, à force de peine et de fatigue nous y sommes parvenus environ des cinq heures du soir, après avoir déverqué les voiles & dégreyer le bâtiment, de l’avis & à l’aide de Jean Page, capitaine de barque & sindic des bureaux des classes de la marine ». L’opération est surprenante et a du nécessiter des moyens considérables en hommes et animaux, à moins que l’on ait appelé à la rescousse des bateaux et que le travail se soit réalisé à marée haute et non basse (?). Car plus tard, vers 22 heures, on est en « basse mer ». Le fait d’ôter les voiles, les mâts n’étonne pas : il s’agit d’éviter que le navire ne reprenne la mer, seul !
Le Neptune est au plus mal : dépourvu de gouvernail, coque percée en plusieurs endroits, il fait eau de partout et surtout « il continue à s’ouvrir ».
La journée a été bien longue pour tout ce joli monde. On se retire de « la chambre du bâtiment entre 11 heures et minuit », non sans avoir mis en place une garde pour la nuit et pour celle du 24 au 25 janvier. Elle est confiée à quatre douaniers

L’économie locale et les bris : les salaires des riverains réquisitionnés durant la Révolution pour le sauvetage des navires naufragés.
Lorsque les autorités réquisitionnent charrettes, bateaux, main
d‘œuvre et magasins, des rémunérations sont prévues pour dédommager tout individu impliqué dans l’opération.

Travail des manœuvres (hommes) : 2 francs par jour
Travail des manœuvres (femmes) : 1 fr 25 centimes
Travail des manœuvres (enfants) : 75 cts
Garde des marchandises : 1 fr 50 cts
Charroi : 3 frs 10 cts
Rémunération du juge de paix : 12 frs
Rémunération du greffier : 8 frs

La réquisition des riverains est loin d’être négligeable en terme de revenus pour des populations souvent désœuvrées en hiver. Les naufrages ont lieu essentiellement lors des mes du (les mois noirs) et une famille proposant les services du père, de la mère et de quelques enfants peut se faire un petit pécule, toujours le bienvenu, et plus si le travail dure plusieurs jours. Les officiels sont largement gagnants par des émoluments attractifs.
Il n’est pas rare, en cas d’absence des consignataires, du capitaine du navire ou du propriétaire, que le sauvetage s’éternise afin d’arrondir le total versé à chacun des participants. Lorsque le navire est en piteux état et quasiment irrécupérable, les marchandises périssables ou gâtées, les débris divers du bateau sont vendus aux enchères ce qui permet le paiement des intervenants. Les petits malins du coin, qui en ont les moyens, et les autres spéculateurs des bourgades voisine ou même plus lointaines, avertis par affiches, se frottent les mains devant les bonnes affaires à réaliser. Le solde revient au propriétaire ou à ses représentants.
Les objets non réclamés par leur propriétaire, conservés un an et un jour, se partagent entre l’Etat et éventuellement les inventeurs (ou sauveteurs).

Une meute de pillards s’acharne sur le Neptune

Le 24 janvier, on l’a vu, le capitaine Baker était venu se rendre compte de l’état du Neptune. Les nouvelles sont catastrophiques pour lui. Outre le fait que son bâtiment soit « fort endommagé, avec un trou devant, le gouvernail perdu », il déplore, malgré les
gardes armés, le pillage des marchandises et du « grayement ». Ce qui signifie que les pillards ne relâchent pas leur étreinte sur le bateau. Baker retourne à Roscoff, non sans avoir laissé sur place le sieur Stalard, pour défendre ses intérêts.

Le 25 janvier, la prédation se poursuit. « Un grand ballot, une caisse chargés sur une charrette » disparaissent. Le sang du juge de paix ne fait qu’un tour : congédiant tous les charretiers, il rameute les officiers municipaux et notables de la « paroisse » de Plouguerneau et mobilise 80 fusiliers de la même commune auquel il adjoint 20 hommes de Tréménac’h. L’ensemble de ces secours arrive près du Neptune dans l’après-midi. Le bâtiment est encerclé par les hommes requis et quelques marchandises sont saisies.
Pendant ce temps, dans le magasin de Kergoff, Jean-Marie Melguen et René Cabon ne devaient guère être perturbés par la tournure fâcheuse que prenaient les évènements à Granquennoc.
Néanmoins, le même soir, entre 22h30 et 23 heures, les deux hommes entendent à l’extérieur du magasin de Kergoff un tumulte inquiétant. Une sourde rumeur, des cris, la porte qui vole en éclats. Les deux hommes éteignent précipitamment les lumières et se cachent dans un recoin. Ils signaleront au juge de paix que « les pillards les ont menacé » et que « malgré leurs efforts un attroupement d’individus en fureur, hommes, femmes ou filles confondus au nombre de 120, attaquent le magasin, après avoir démonté la porte au moyen de leviers et pillent ». La multitude d’assaillants, face aux deux « courageux » Plouguernéens ne permettait pas à ces derniers de jouer les héros. Les pillards se déchaînent et s’emparent « de cinq caisses, un ballot, trois paniers de fayence, quatre à moitié ».
Le magasin de Kergoff avait montré ses limites en matière sécuritaire face à des riverains incontrôlables que rien ne rebutait. Dans de telles conditions, douze hommes sont dépêchés à Kergoff, afin de soutenir Melguen. Mais surtout les officiels envisagent sérieusement de substituer le magasin de Kergoff par le presbytère de Plouguerneau.

Des autorités complètement dépassées : « Le navire est aux brigands ! »

Le bilan des trois jours passés est affligeant pour le capitaine Baker, l’armateur et les autorités locales complètement débordées par la tournure des évènements. « En trois jours et trois nuits l’essentiel a été pillé ».

Le 26 janvier au matin, « neuf barreaux et neuf caisses » sont récupérées sur le Neptune et conduits, sous escorte de fusiliers, au presbytère de Plouguerneau. L’après-midi dix-huit autres caisses sont sauvées de la cupidité des pillards « Armoricains ».
Pourtant, cette journée allait être celle de tous les dangers et de toutes les surprises. Le retour des autorités sur les lieux du naufrage, va tourner pour elles au cauchemar.
Pourquoi cela ? Les « brigands » et les curieux sont très nombreux sur la grève : plusieurs centaines, voire des milliers. Un procès-verbal relate «qu’ils venaient de toutes les paroisses voisines, ils accouraient en bandes. Le nombre grossissait continuellement. Ils ne respectaient rien, ils dévastaient, emportaient tout. Depuis longtemps, il se commet de pareils ravages et on n’y apporte pas de remèdes ». En fait, des centaines de riverains de Kerlouan, de Guissény, de Plounéour-Trez et des communes voisines occupent la plage ce jour là.
L’avantage du nombre ainsi que l’habitude de la violence donnent des ailes à certains.
Hommes et femmes présents sur les lieux sont peu impressionnables et vont manoeuvrer comme de véritables émeutiers, « semblables à des lions furieux ». D’abord, « l’ennemi » est encerclé car si l’on suit le juge de paix : « une grande affluence du peuple nous environne, malgré nos efforts ». Puis, la populace prend ombrage du départ des charrettes, chargées d’objets et de marchandises, de la grève. Alors, « les pillards ont arrêté les charrettes & cheveaux, coupé leurs attelages, pillé les voitures, téracé tout, à coup de battons qu’à coups de pierres ». Cependant, une charrette réussit à déposer trois ballots de marchandises chez le juge de paix en empruntant des petits ribins* et des chemins discrets.
Les 60 hommes mis sur pied par la municipalité pour apporter le calme ne suffisent manifestement pas à apaiser les saltins. « On pille continuellement, ils sont entre la vie et la mort ».
Peu à peu, les menaces, les cris, « en langue bretonne », les gesticulations belliqueuses se transforment en jets de pierres et brutalités. G. Breton, le greffier du juge de paix et le maire de Plouguerneau, Abjean, sont agressés physiquement. Le premier est rossé par les pilleurs et l’intervention du maire de Plouguerneau, aidé de quelques notables qui viennent à la rescousse, lui évite de connaître un sort plus fâcheux. Mais, « entre la vie et la mort, couché sur le sable », il y laisse sa redingote et son chapeau ! Le second, « recevait tant de coups de pierres qu’il se trouvait dans un état prochain de perdre la vie ». Il ne doit son salut qu’à l’assistance de son frère et d’un charretier. Quant au procureur de la commune, Corolleur, « il fuit à toutes jambes ».

Le désarroi des autorités amène le maire de Plouguerneau à contacter les administrateurs du district de Lesneven. Mis au courant, ceux-ci et la municipalité de Lesneven lèvent 60 hommes de leur garde nationale*. Elle se met rapidement en route et arrive à Plouguerneau dans la nuit du 26 au 27 janvier.

Le 27 janvier, la populace a repris ses aises sur les lieux du naufrage. Le préposé des douanes nationales au port du Korejou, Olivier Baron déclare : « Il y a une grande affluence de peuple de différentes paroisses ». Il évoque le chiffre impressionnant de 1500 personnes !
Laconique et fataliste, Olivier Baron ajoute : « Ce jour le navire est aux brigands ».
Pourtant, vers les dix heures du matin, un cortège imposant débouche sur la grève de Granquennoc. Les officiers municipaux de Plouguerneau et de Tréménac’h, les fusiliers des deux communes et surtout la garde nationale de Lesneven déboulent de la dune et se dirigent vers le Neptune. Cela fait beaucoup de monde et la soldatesque devrait en imposer aux pilleurs. Et c’est là que tout bascule ! Les forces de l’ordre adoptent une attitude déplorable et scandaleuse. Les opinions divergent sur les responsabilités.
Le commandant de la garde nationale Le Feuvre « par sa fuite imprévue et quelques autres aussi lâches que lui » selon les officiels du cru, « ranime la fureur des pillards » et entraîne la débandade du reste de la garde, des officiers municipaux, des notables et des fusiliers « de peur de se voir égorger ». Tout autre est le son de cloche de Le Feuvre : il reproche aux officiers municipaux, aux fusiliers, au juge de paix de ne pas être présents lors de leur arrivée, comme prévu, et l’absence de soutien des forces locales. Cependant, courageusement le commandant fait front face aux centaines de pilleurs. Il divise ses troupes en deux groupes, l’un sur les dunes et l’autre sur « les hauteurs ». Il ne peut « publier la loi martiale, et essuie d’une grande quantité d’hommes, des coups de pierres, de bâtons, de fer, auxquels ils ripostent de la même manière ». La peur et la « fatigue tant de nuit que de jour », allusion à leur arrivée nocturne, les incitent à un prudent repli stratégique vers le bourg.
La journée ne fut guère glorieuse pour personne, hormis les saltins toujours impunis.
Pourtant deux lascars, Jean Trébaol et Guillaume Jestin, transportant des paquets d’étoffe et un paquet de lin, sont arrêtés tard dans la nuit. Il a fallu cinq jours pour procéder aux premières captures de malfaiteurs. Que sont-ils devenus ? Nous n’avons pas de trace de ces deux voleurs dans les archives.

La revanche des autorités

Le 28 janvier trois correspondants du Neptune se manifestent. Messieurs Pies (ou Picq) et Mac Culloch accompagnés de Louis-Michel Le Floc’h défendent les intérêts du capitaine Baker et à ce titre se déplacent sur les lieux du naufrage pour s’assurer de la diligence des opérations afin de sauver le navire, si cela est encore possible, et de mettre en lieu sûr la belle cargaison. En général ces correspondants ou consignataires sont basés dans les ports d’une certaine importance (en Léon : Roscoff, Morlaix, Brest). Dans ce cas ils sont d’origine anglaise pour les deux premiers nommés, mais demeurent à Roscoff. Autrement, ils se recrutent parmi les Français. Ils sont le plus souvent issus du milieu maritime.
Ils se présentent aux autorités locales de Plouguerneau. Le maire, les officiers municipaux et le juge de paix Testard de Lesneven, accompagnés de fusiliers, leur proposent de les guider vers le Neptune. La présence de Testard paraît incompréhensible par le fait qu’il opère en dehors de sa juridiction. Ils demeureront plusieurs jours dans les parages et « sauvent ce qu’ils ont pu ». Ce petit groupe n’est pas seul à cheminer vers Granquennoc. En effet le détachement de la garde nationale de Lesneven les suit, bien décidé à laver l’affront de la veille. Il est 11h30 du matin.
Le maire Abjean en tête de ce drôle de cortège, deux drapeaux, l’un rouge, l’autre blanc, claquant au vent, tout ce beau monde se déploie alors « sur les hauteurs » qui dominent la grève, face aux pillards. On peut imaginer le caractère solennel de l’événement et les réactions d’hostilités des hommes et des femmes se pressant autour du Neptune. Passés les premiers instants de surprise, le peuple des pilleurs, peu impressionné, se rebiffe dans un tohu-bohu de gesticulations agressives, de menaces et invectives qui fusent de toutes parts vers le groupe symbolisant l’autorité et l’entrave à la prédation.
Pourtant, « la loi martiale est promulguée aux approches du bâtiment ». Les correspondants et Testard poursuivent à cheval des pillards qui se débarrassent de leurs charges sur le sable. Les soldats investissent la plage et montent sur l’épave. Testard, sabre à la main, commande les opérations et découvre « vingt-deux hommes de différentes paroisses qui ont fait quelques résistances ».
Et c’est là que l’affaire tourne littéralement à la bouffonnerie : en effet le juge de paix se contente de prendre les noms de vingt des pilleurs et ordonne l’arrestation de seulement quatre d’entre eux. Sur les vingt individus recensés, quatre sont de Plounéour-Trez, treize de Kerlouan, deux de Landéda et un de Guissény. Trois exercent la profession de domestiques. Trois s’échappent par  « dessus le bord ».
La faiblesse du nombre d’individus saisis provient de l’inquiétude des autorités face à la tournure possible des évènements. A ce moment les témoins évoquent sur la grève la présence de 600 à 6000 individus (!) et « le détachement n’est pas assez considérable » pour s’emparer des vingt-deux pillards surpris sur le Neptune. De plus, on craint « les difficultés de la route & les risques d’être attaqués par les associés de tous les malfaiteurs ».
Sur la plage, « riches et pauvres, gens de la mer et de la terre, nobles, bourgeois, menu peuple, tous se côtoyaient sur le rivage pour participer à la curée ». Cette multitude, énervée, vociférante, utilisant violences verbale et gestuelle, a certainement contribué à conforter le mythe des naufrageurs, désignant les Paganiz comme des bandits organisés en bandes, attirant par toute une série de stratagèmes les navires désemparés à la côte.
Le front de la délinquance rassemble toutes les catégories sociales : nobles mais aussi bourgeois et membres de l’ex Tiers état. Faut-il y voir une indigence quasi générale même chez ceux qui, à priori, devraient être mieux lotis et plus fortunés ? A l’époque les petits hobereaux vivent avec difficultés sur leurs terres et Plouguerneau compte de nombreux mendiants. Alors, la venue du Neptune est perçue comme une véritable aubaine par les habitants du Pays Pagan.

La journée du 28 a démontré que les autorités commençaient à adopter une série de mesures à l’encontre des maraudeurs. Laissant une garde de dix hommes près de l’épave, les correspondants, les autorités officielles et les gardes nationaux conduisent à Plouguerneau les quatre pilleurs arrêtés sur le Neptune. Il y a là Yves Castel, J. Favé, J. Gac et J. Hily, quatre « délinquants » bien penauds ne sachant pas exactement ce qui vient de leur tomber sur la tête. Ils ont, le plus simplement du monde, essayé de profiter d’un bris comme tout un chacun ou presque le fait sur la côte, depuis des temps immémoriaux, comme le père ou le grand-père.
Emprisonnés chez l’aubergiste Thomas, ils subissent la surveillance du Sieur Le Feuvre avant d’être transférés, sous bonne escorte, dans un autre lieu. Ensuite, ils seront dirigés vers la prison de Lesneven.
La troupe cantonnée à Plouguerneau ne reste pas inactive et lance une série de patrouilles dans les environs du bourg. Elles s’avèrent couronnées de succès. Quelques individus louches se glissent dans les mailles des filets des gardes nationaux ou des fusiliers. Comme ces deux hommes « chargés d’effets provenants du Neptune, cachés dans un mulon de paille de blé noir, et conduits au corps de garde » (l’auberge près du presbytère), ou encore Yves Bodénez et Claude Le Gloanec qui guident un cheval à poil blanc & noir sur lequel s’empilent des paquets d’étoffe, des coupons, des paquets de couteaux et de rasoirs. Toutes les marchandises sont confisquées et déposées au presbytère, mais les quatre voleurs ne semblent guère inquiétés !

Le 29 janvier les quatre pilleurs arrêtés sur le Neptune et le cheval des comparses Bodénez et Le Gloanec sont acheminés à Lesneven.

Que faire du Neptune et des marchandises ?

A partir du 29 janvier rien de bien particulier ne se produit. L’intervention de la force armée, les premières arrestations ont certainement calmé les ardeurs des saltins. Mais sans doute n’y a-t-il plus grand-chose à piller sur l’épave.
Les autorités enclenchent la procédure habituelle en matière de couverture d’un bris. Deux professionnels, Jean Page, capitaine de navire marchand et René Laurans, charpentier de mer, sollicités par le juge de paix pour donner leurs avis sur le Neptune, formulent un jugement est sans appel : l’état de « délabrement, le défaut de ressources et moyens pour le relever », l’expose à la perte totale aux marées d’équinoxe et a être dépouillé par les « Armoricains ». Une solution s’impose : la vente de l’épave.
Une autre mission incombe aux autorités : le recensement des marchandises et effets sauvés ces derniers jours. Le tout est stocké au presbytère de Plouguerneau. Pour sécuriser de manière optimale les lieux, deux fermetures et deux jeux de clefs sont confiés au juge de paix et au maire de Plouguerneau (parfois c’est le receveur des douanes en poste à Landéda, Dumont, qui est cité). On a rapatrié vers le bourg les objets du magasin de Kergoff (des saumons de plomb).
Le magasin renferme un bric-à-brac assez imposant : diverses pièces d’étoffes (d’étamine, à carreaux, rayées, de différentes couleurs, des draps, des toiles de coton, de flanelle, de calemande), des balles, de la faïence dans une trentaine de paniers, des saumons de plomb, des caisses de fer blanc, des paquets de fer en planches, des feuilles de fer blanc, du lin. Les couleurs sont assez surprenantes pour les textiles : du style vert fond de bouteille, gris de fer, lie de vin ou merde d’oie !
Certaines marchandises ont séjournées dans l’eau de mer. Pour les rendre présentables et les préserver, elles sont lavées à l’eau douce par une escouade de femmes qui seront, bien entendu, rémunérées. Cette opération se déroule, en présence des correspondants du navire, les 30 et 31 Janvier.

Le temps des perquisitions.

Les officiels ne négligent pas, non plus, l’art du renseignement, de la délation et des perquisitions. Ainsi, le 31 janvier, vers 10h30, selon « lavis qui nous a été donné », des pièces d’étoffes du Neptune sont découvertes dans une garenne à K/véogan et à la Croix de la Lande. Les deux correspondants, présents, aperçoivent deux hommes qui détalent à leur vue.
Le 1er février, les autorités sont par monts et par vaux. Le juge de paix, Cabon, le maire de Plouguerneau, Abjean, les correspondants, multiplient les actions coups de poing. Ils passent d’un hameau à l’autre (K/néac’h, Derbez, Traon, K/vidut, K/veogan), fouillent ici un courtil, là une grange, plus loin une garenne. Il faut être perspicace car ces diables de pilleurs sont malins. Ils ont la maîtrise de la dissimulation et enterrent le produit de leurs maraudes.
A chaque visite domiciliaire, le propriétaire est, comme par hasard, absent. Si des objets du bris sont interceptés, ils n’appartiennent à personne ou peut-être aux domestiques qui, évidemment, vaquent à leurs occupations ! Enfin, plusieurs individus s’enfuient curieusement à la vue des autorités. Bref, des comportements classiques pour des pilleurs à la conscience assez peu tranquille. Les objets récupérés sont les mêmes que ceux entreposés au presbytère, mais s’y ajoute des couteaux pliants et des couteaux de table. Les perquisitions se poursuivent les jours suivants : les 2, 3, 4 février.

Mais où est donc passé le Neptune ?

Les restes du navire, carcasse et agrès, devaient, le dimanche 4 février, être vendus aux enchères. Lorsque les officiels arrivent sur la grève il ne subsiste plus rien du bâtiment naufragé. Pourtant deux fusiliers surveillaient en théorie l’épave. Ils se sont enfuis et le navire semble avoir été aspiré par les flots rageurs. La disparition, bien curieuse, révèlerait-elle une complicité entre les deux hommes et certains de leurs coreligionnaires pour s’approprier quelques éléments supplémentaires du bateau ou des marchandises ? La pratique est des plus courantes à l’époque et de nombreuses archives attestent la collusion entre les autorités et les malfrats. Benoîtement les autorités pensent que le navire n’avait pas été bien amarré et que l’action du vent et de la marée conjuguée avait permis à la mer de dévorer le Neptune.


Pilleurs de mer à Kerlouan. 1860. F.H. Lalaisse).

Que faire du reste de la cargaison du Neptune ?

Entre temps, les deux correspondants du Neptune ont obtenu la mainlevée* des marchandises et du bâtiment, sauf qu’il n’y a plus de bateau et que seules demeurent dans le presbytère de Plouguerneau quelques dizaines de caisses de marchandises. Le 8 février (ou le 14 ?), elles sont acheminées vers le port de Roscoff. Le capitaine François Provost de Brest, sur le Comte d’Hector< /i> se charge de cette mission. S’agit-il de les vendre aux enchères comme cela se pratique habituellement après une fortune de mer ou au contraire de rapatrier la cargaison vers l’Angleterre ? »

Remords de pilleurs.

Toute cette agitation avait sérieusement remué les communes du littoral et surtout les riverains du secteur de Plouguerneau qui commencèrent à s’inquiéter de la tournure des évènements. Le détachement de la garde nationale de Lesneven s’activant dans les environs n’était certainement pas étranger aux craintes des populations que d’autres soldats de « la ville » ne viennent perquisitionner dans les champs, les courtils et les chaumières. A moins que les prêtres aient poussé leurs concitoyens à rendre les marchandises volées. Sous l’Ancien Régime les monitoires* oeuvrent dans ce sens. Toujours est-il que, les 2, 3, 4, 6 et 9 février des pilleurs pris de remords se mettent à rapporter des objets pillés, « pièces, coupons, étoffes » chez le maire ou le juge de paix ! Le 6, la restitution est même estimée « abondante ».
Le 2 février, Laurent Balannec, de K/gounvel, inaugure (il faut dire qu’il a été visité la veille !) les restitutions de pièces de gros draps, de couteaux pliants « que le dit Laurent Balannec déclare avoir sauvé pendant le pillage, son dessein a toujours été de restituer les premiers effets comme les derniers, qu’il n’a pris que parce qu’il voyait qu’une grande multitude de gens s’emparaient des effets et marchandises du dit navire prétendant et disant que de pareils effets devaient appartenir aux gens du canton ». Le 3 février, Claude Caraez du Marric, à Lannilis, ramène « 13 soucoupes, quatre petites boules, une couverture, deux assiettes de fayence à soupe, du tissu, des étoffes de coton & velours et un livre d’échantillons Bradoch Edge & Crompton de diverses couleurs », au presbytère.

L’affaire du Neptune prend une dimension internationale.

Si sur le terrain, certains pilleurs s’orientaient vers de meilleurs sentiments, par contre en haut lieu l’affaire du Neptune occupait la scène internationale. En effet, le gouvernement anglais demandait des explications sur le naufrage et sur le pillage du navire. Embarrassées, les autorités françaises font intervenir les ministres de l’Intérieur et de la Marine. La peur d’un incident majeur avec les Anglais est alors réelle. Les derniers soubresauts de la Révolution déplaisaient de plus en plus au gouvernement britannique et cette affaire du Neptune tombait au plus mauvais moment. Il en allait « de l’honneur, de l’équité et de l’intérêt de la France. Le pillage est un procédé des côtes barbaresques ».
Voici la lettre du ministre de la Marine adressée à l’ordonnateur de la Marine de Brest.

 

Lettre du ministre de la Marine à l’ordonnateur de la Marine de Brest. (Archives de la marine de Brest, 1 E 243, lettre N°345)

La lettre est datée du 20 février 1792.
« J’apprends par une lettre de Mr de Kéréon qu’un navire anglais richement chargé ayant éprouvé plusieurs avaries s’est réfugié à la côte de Plouguerneau, qu’on a été obligé de décharger pour le réparer et que la cargaison ayant été mise dans une chapelle(1), les habitants de cette côte se sont attroupés, ont forcé les gardiens de ce dépôt, et en ont enlevé pour la valeur de 600.000 livres en étoffes et autres marchandises.
Je suis surpris que vous ne m’ayez pas informé d’un fait aussi important, je vous prie de m’en donner le plutôt possible une connaissance exacte et détaillée, et de m’instruire des mesures qui auraient été prises sans doute pour parvenir à recouvrer les effets volés, de punir les auteurs d’un délit aussi grave, il est d’autant plus important de suivre cette affaire avec activité que l’Angleterre portera probablement des plaintes très fortes contre une violation si coupable du droit des gens.
Vous voudrez bien en conséquence faire tout ce qui pourra dépendre de vous pour accélérer les poursuites devant les tribunaux qui doivent en connaître, et vous concertez avec les corps administratifs sur les moyens de parvenir à recouvrer les marchandises et indemniser les propriétaires.
Il ne faut rien négliger pour rendre justice, punir les coupables, prendre les mesures pour prévenir les vols et pillages des effets naufragés, qui à ce qu’on m’assure se répètent souvent sur les côtes dont les habitants considèrent presque comme leur propriété les navires qui ont le malheur de s’y perdre et tout ce qu’ils contiennent. Un désordre si révoltant doit être sévèrement réprimé.
Je vous prie de vous occuper sérieusement de cet objet et de me rendre compte exactement de ce qui sera relatif et particulièrement du navire anglais dont j’ignore le nom. J’écris sur cet objet à Messieurs les administrateurs du directoire du département et je les préviens que je vous ai chargé de vous concerter avec eux »
.
Signé le ministre de la marine De Bertrand.

(1) Nous n’avons pas d’indications sur cette chapelle : plusieurs sites sont susceptibles de convenir, tels Saint-Michel, Saint-Laurent ou les vestiges de Tréménac’h. Les archives municipales de Plouguerneau signalent également le vol des « marchandises entreposées dans une chapelle sur le bord du village ». Le conseil municipal de Brest, par une lettre du 28 février, relate « la spoliation presque totale des effets et marchandises par des paysans à main armée, dans une chapelle voisine du lieu du naufrage ».

Les autorités supérieures entrent également en contact avec le directoire du département du Finistère, par lettre datée du 20 février. Ce nouvel échelon administratif exercera avec zèle le suivi de l’affaire du Neptune.
Le ministre de l’Intérieur, BC Cahier, exige d’être informé des développements de l’affaire et, à cette fin, échange un courrier suivi avec les administrateurs du Finistère qui se tiennent en liaison avec le conseil municipal brestois. Cahier, lui-même, fournit des nouvelles du naufrage à Louis XVI en personne. En fait, l’affaire avait été délocalisée vers de nouvelles autorités, citadines et supérieures, par méfiance envers les administrations rurales et complaisantes.

Dandin : un commissaire zélé et efficace.

Aussi à cet effet, un ancien officier municipal, juge de paix de Brest, Jacques Dandin, était nommé, par le directoire du département du Finistère, commissaire du département. Il intervient à Plouguerneau le 6 mars 1792, soit un mois et demi après le naufrage ! Il paraît curieux de confier cette tâche à un juge de paix d’une autre juridiction que celle où s’est déroulé le bris. La présence active du juge de paix de Lesneven, Testard, avait déjà été remarquée le 28 janvier, lorsqu’il écartait les saltins, sabre à la main, de l’épave du Neptune. Sans doute la manière de mener les opérations par le juge de paix Cabon attisait méfiance et suspicion, d’où son éviction. Le défaut de réactivité, la mollesse et la lenteur des officiels locaux pesaient lourd pour la poursuite des investigations. Le directoire du département est bien conscient de l’incongru de la situation, mais il passe outre et autorise Dandin à agir énergiquement. L’homme bénéficie d’un capital de sympathie de la part des autorités brestoises et départementales : il est décrit zélé, infatigable, sage. Sa mission est claire : il doit rechercher les effets, les marchandises provenant du naufrage du Neptune et il peut requérir l’appui des officiers municipaux de Plouguerneau et de Tréménac’h, du juge de paix, celui des administrateurs du district de Lesneven et de la force armée (garde nationale, fusiliers et gendarmerie).
Accompagné de 168 hommes et de deux représentants du district de Lesneven, les commissaires-adjoints Brichet et Rolland, il traque voleurs et receleurs jusqu’à mi avril 1792. Il ne néglige pas les informateurs locaux, tels Hervé Foricher du bourg de Plouguerneau et François Labat de Kervily, capables de « lui donner les noms et les demeures des personnes chez lesquelles on trouverait des marchandises provenant du navire anglais le Neptune ».

Dandin et ses hommes auraient perquisitionné tous azimuts. Connaissant les habitudes des Paganiz qui sont loin d’être des novices dans l’art du camouflage ou s’appuyant sur Foricher et Labat, mais aussi sur « les prêtres de l’endroit », ils découvrent, enfouis dans les terres et dans les sables des dunes, balles, coffres, futailles, caisses et paniers. Les archives municipales de Plouguerneau précisent que Dandin suit attentivement l’inventaire du 20 mars « des effets, marchandises que nous avons réunies et que les dits fournisseurs y ont assisté ponctuellement » (les consignataires ?). D’ailleurs, le recouvrement d’une partie de la cargaison ne correspond pas uniquement aux saisies mais également à d’autres objets remis par les pilleurs impressionnés, comme au début février, par l’occupation militaire du territoire communal.
Entre temps, le 20 mars, le juge de paix Dandin retourne à Brest. Le 14 avril, il reçoit d’excellentes nouvelles pour honorer et terminer sa mission. En effet, il est prévenu « par les communes de Lannilis, Plouguerneau, Tréménac’h, Guissény, Kerlouan, Plounéour-Trez, qu’il y avait sur leurs maisons curiales (les mairies) quantités de marchandises restituées, provenant du dit navire ». Il repart sur la zone du pillage le jour même en compagnie de 28 cavaliers, d’un détachement de troupe d’infanterie et d’hommes de différentes armes. Il gagne la maison curiale de Plouguerneau, lieu du dépôt, où « nous avons trouvé quantité des dites marchandises, mais toutes n’y étaient pas encore envoyées ».
Dandin ordonne à quelques escouades de rapatrier les marchandises manquantes, emballées, sur Plouguerneau. Lorsqu’il procède à l’inventaire des biens récupérés, en présence de Jean- Corneille Pasquier, capitaine général de la régie des douanes de Pontusval et de Claude- Marie Dumont receveur des douanes à l’Aber-Wrac’h, il note 14 barriques, 7 balles en ballots, deux grandes et une petite harasses ( ?) ou paniers et 500 livres de lin. Cette fois Dandin décide que les marchandises seront stockées à Brest « dans le dépôt destiné à cet effet ». Le 15 avril 1792, « Pierre-Marie Mingant et François Le Roux, notables et officiers municipaux sont présents aux emballages des effets de restitution ». Comme les véhicules pour le transport lui font défaut, il alerte la municipalité de Plouguerneau qui consent à prêter neuf charrettes. On ne sait ce que sont devenues les marchandises. Par contre, les neuf charrettes refont parler d’elles en mai 1792, car les notables de la commune se plaignent de ne pas avoir été dédommagés, à raison de 6 livres par jour et par charrette.
Pourtant, même si Dandin recouvre une partie des marchandises pillées, il est raisonnable de considérer, comme on le verra plus loin, qu’une fraction notable des marchandises a certainement pu passer au travers des mailles du filet de la troupe déployée sur Plouguerneau.
C’est certainement lors de ces opérations, qui durèrent plus d’un mois, que H. Le Loaec, portant « un fusil à coup chargé », Louis Thomas, Laurent Le Breton, ménager du bourg de Plouguerneau, « prévenus de complicité de vols, d’enlèvements et de ventes des effets et marchandises », sont arrêtés ou déclarés présumés coupables. Le Breton récolte d’un mandat d’amener le 15 mai. Il ne répond pas. Le 18 mai un mandat d’arrêt est délivré à son encontre par le juge de paix de Lesneven.

Un commerce souterrain : le temps des bonnes affaires.

De nombreuses marchandises manquaient à l’appel des autorités locales et de Dandin malgré leurs actions énergiques et tous les pilleurs n’étant pas revenus à de meilleurs sentiments, la question que l’on peut se poser est la suivante : quelles destinations prennent les objets et les marchandises issus des rapines des Paganiz ?
Les voleurs qui jouent petits bras, tels Alain-Jean et François Jacobin, auraient certainement conservés pour leurs usages personnels les deux assiettes et le petit morceau d’étoffe rouge qu’ils dissimulaient sur eux s’ils n’étaient, ce 29 janvier, du côté du Diouris, tombés sur la garde nationale qui retournait à Lesneven.
Il est clair que le bois du bateau (la coque, les mâts et vergues, les futailles), la ferraille et les métaux (cercles des tonneaux, ancres, chaînes, canons s’ils existent, gueuses, plaques de cuivre…), les habits, les textiles sont réutilisables immédiatement ou transformés par des mains habiles dans une société où rien ne se jette et tout se recycle.
C’est le cas de Gwenolé Bléas de Poulloussol, en Plouguerneau. Le 2 février, il reconnaît avoir soustrait de la cargaison du Neptune un coupon de grosse étoffe dont « il a fait deux paires de culottes à ses enfants », sans oublier « un morceau de bœuf qu’il a consommé dans son ménage ». Petit malin, il propose deux assignats de 150 (livres) chacun pour dédommager l’armateur du navire !
Mais lorsqu’un pilleur a la chance de posséder plusieurs coupons de tissu ou d’étoffe, que peut-il en faire après s’être généreusement servi pour sa famille et son entourage ? Il est de notoriété publique que les saltins, comme le confirme le conseil municipal de Brest, camouflent le produit de leurs vols « dans des cachettes de maisons regardées au-dessus de soupçon ou enfoui dans les champs ».
Pourtant, il n’y a pas de petits profits. Aussi une économie souterraine s’active et une chaîne de vente se déploie qui doivent permettre de tirer avantages des bienfaits apportés par les flots. A nouveau, les archives fournissent des exemples ne manquant pas de sel sur ces trafics illicites.
Le juge de paix de Ploudalmézeau enquêtant, le 7 juin 1792, suite à une dénonciation de Marguerite Count, veuve Camblant, de Coat-Méal, au domicile de Jean Kernoel, à Kléguer en Plouguin, repère dans une armoire une pièce de monnaie suspecte de 30 sous. Le brave agriculteur âgé de 53 ans est soupçonné, avec son « complice » Jean Prigent, de fabriquer de la fausse monnaie. Un litige, mais lequel (?), doit l’opposer à la veuve acariâtre qui s’adresse au juge dans le noir dessein de nuire à Kernoel. Poursuivant plus en avant son enquête, le juge met la main sur des tissus qu’il présume provenir de la cargaison du Neptune. L’affaire ayant fait grand bruit, nombreux doivent être les hommes de loi et les autorités du Léon à ne pas ignorer le pillage. Il consigne dans son procès-verbal : « avons découvert vingt aulnes* de pluches de couleur grise de cendre, deux aulnes de pluche couleur prunelle rayée noire, une aulne et demi de bergopzoom bleu, trois-quarts turquoise bleu, deux aulnes de pluche couleur de chair, trois aulnes de draps anglais rouge, une d’étoffe gris de fer, un couteau, une fourchette soufflée en argent ». Conduit au tribunal de Brest, Kernoel déclare, le 30 juin, avoir acheté ces étoffes au Grouanec pour la somme de 90 livres, à un nommé Joseph Le Jeune, dit Yoan, 30 ans, potier de son état, et demeurant près de la chapelle Bergot, en Lannilis. Mais le couteau et la fourchette ont été acquis à un homme « dont il ne connaît ni le nom ni la demeure. Il ignore d’où proviennent ces étoffes, n’ayant jamais vu dans une boutique de pareilles marchandises. Il ne se faisait pas de réflexion sur les moyens que Le Jeune avait déployés pour se les procurer. Il acheta quelques morceaux d’étoffes prévoyant le besoin de s’habiller ainsi que ses enfants, sur la rumeur publique que plusieurs personnes en achetaient sans difficultés ». Joseph Le Jeune interrogé le 18 juillet livre une autre explication des faits. C’est son frère et homonyme le véritable voleur ! Emprisonné le 19 juillet, celui-ci affirme « n’avoir rien possédé ni vendu ».

Dans de telles conditions, démêler l’écheveau des témoignages s’avère problématique. Les réponses sont le plus souvent évasives et biaisées et ne véhiculent que peu de renseignements.
Un autre personnage se dévoile par la magie des archives : le sieur Jean-Marie Dagorn, 25 ans, domicilié à Saint-Pol-de-Léon et chirurgien de profession. Ce monsieur des plus convenables est impliqué dans l’affaire du Neptune comme acquéreur, lui aussi, de marchandises du vaisseau anglais.
Membre de la garde nationale, il se rend à Brest, pour participer à la fête de la fédération du 14 juillet 1792. Ses pérégrinations sont surprenantes. Il a du traîner en chemin car on le retrouve un mois et demi plus tard, le 1er septembre exactement, à Lesneven, à l’Hôtel de la Nation. Une perquisition a lieu dans sa chambre (pour quel motif ?), et les autorités locales s’aperçoivent qu’il ne dispose pas de passeport. Il est incarcéré pour ce délit. Poussant un peu plus loin ses investigations, l’assesseur du juge de paix remarque dans ses bagages la présence « d’une pièce d’étoffe verte rayée de 21 aunes et demies qui paraît de fabrication anglaise ». Dagorn soutient se l’être procurée à Kergadavarn, en Plouguerneau, le 31 août, « à un homme du village, au moment où il s’apprêtait à descendre de cheval pour allumer sa pipe ». Il se l’octroie pour 24 livres.
Le chirurgien réussit à présenter sa patente de négociant à titre d’identification, puis son passeport aimablement acheminé par son capitaine. Le juge du tribunal du district de Lesneven, J. B. Legall, et un jury constitué de huit citoyens, examinent, début septembre, le cas du chirurgien. Libéré le 12 septembre, son délit paraît bien léger car on lui restitue l’étoffe incriminée ! A défaut d’autres explications, sa notoriété (on le connaît un peu partout : à Morlaix, Lannion, Lesneven…), sa prestance (il est décrit sous les traits d’un bel homme de cinq pieds de haut, aux yeux bleus, à la bouche, au nez et menton bien faits, vêtu d’une veste noire, d’une culotte de peau, de bottes), son zèle patriotique, déterminent son élargissement.
Quels enseignements retirer de ces quelques exemples ? Incontestablement, la diffusion du produit de la rapine s’effectue à l’échelle locale, un peu partout, et dans les villes.
Le profil des acheteurs dénote un certain éclectisme. De plus, l’une des caractéristiques essentielles des individus compromis dans ce commerce illicite est leur mobilité. Les naufrages et les bris suscitent des réseaux de trafics éphémères. Une chaîne de l’écoulement des larcins s’édifie rapidement. En amont des paysans, des domestiques, des pêcheurs, captent marchandises et objets divers, tandis qu’en aval les receleurs et les acheteurs réalisent de bonnes transactions. Le panel de ces derniers est particulièrement varié : pratiquement toutes les couches de la population en possession de quelques liquidités briguent les marchandises découlant d’un bris. Que l’on soit agriculteur, forgeron, potier ou chirurgien, et désireux de réaliser une affaire, on aborde, de manière fortuite ou délibérée les intermédiaires habituels qui peuplent les campagnes de l’époque, à savoir les aubergistes, les cabaretiers, les commerçants, les charretiers, les maîtres de barques et les officiels. A Plouguerneau, l’auberge de la veuve Grignou est réputée pour faciliter l’écoulement de marchandises douteuses. L’auberge, lieu de sociabilité, surtout masculin, où l’on se détend, où l’on consomme force alcools, favorise naturellement l’évocation des évènements locaux. Un bris et un pillage ne passent jamais sous silence. Elle relie les vendeurs, les receleurs, les acheteurs. Ceux-ci n’hésitent pas à négocier étoffes et autres objets issus des pillages, encouragés par la modicité des prix.
Les prédateurs s’appuient sur des populations mouvantes qui tissent aisément des relations fructueuses dans le but de monnayer les marchandises recelées, dans des délais raisonnables.

Une justice laxiste.

Les prévenus arrêtés le 29 janvier sur le Neptune sont questionnés le 7 février par les membres du tribunal de district de Lesneven.
Y. Castel est âgé de trente ans. Valet domestique, il sert Guillaume Habasque à Pont ar Groas en Plounéour-Trez. J. Favé a 35 ans, J. Gac 27 ans, J. Hily 30 ans. Ils viennent tous les trois de Kerlouan et se classent dans la catégorie des laboureurs. Ce terme, à l’époque ne correspond pas forcément à de riches paysans. On l’utilise pour diverses catégories d’individus travaillant la terre. L’origine géographique ne peut surprendre. L’ensemble du pays Pagan rapidement mis au courant de l’événement, des centaines de riverains et d’habitants du Ménez* convergent vers le lieu du naufrage par curiosité, dans un monde où le quotidien est bien monotone, mais également par espoir de lucre.
Le procès-verbal du juge de paix Cabon, visé par le tribunal de Lesneven « contre différents particuliers cherchant à piller ou ayant pillé à la grève de Grand Guédoc », exprime un double intérêt, d’abord par la description des tenues vestimentaires des quatre hommes, puis par la perception de leur « crime ».
Ils parlent tous les quatre en breton, obligeant les hommes de loi à avoir recours à un interprète.
Yves Castel, « le bonnet bleu à la main, grand de cinq pieds, porte culotte, justin* brun, gilet blanc, guettres brunes, sabots aux pieds, a les joues rondes bien colorées ».
A la question : pourquoi il se trouve sur les lieux du naufrage ? Il répond tranquillement : « Ayant appris qu’un grand et beau navire était échoué sur les cottes de Tréménac’h, il s’y est rendu par curiosité. Qu’il dit avoir entré dans le navire était le même motif qu’il y avait porté, qu’il n’y a absolument rien pris ».
Jean Favé, lui est habillé « d’une culotte blanche, de bas de laine grise à cotte, de sabots aux pieds, d’un gillet justin bleu, d’un justin brun ».
Quand on lui demande les raisons de sa présence sur l’épave, voici ce qu’il prétend : « je suis venu de Kerlouan à Tréménac’h par curiosité, ayant entendu dire que le navire était très grand et très beau ». Evidemment il débarquait ici dans le seul but de rompre avec le train-train habituel et une vie de labeur particulièrement ennuyeuse. Comme son comparse, Castel, il n’avait rien volé !
Jean Gac porte « un gillet blanc, une culotte de toile blanche, un justin brun sans manche, Il a la barbe blonde, les yeux bleus, le teint coloré, le bonnet bleu à la main ». Lui aussi est entré dans le navire par curiosité et n’a rien chapardé.
Le dernier prisonnier, Jean Hily, est affublé « de guettres de même couleur, de sabots, d’un gillet brun, d’un palletot de toile ». Le visage est coloré, la barbe rouge et il tient également le fameux bonnet bleu des Paganiz à la main. Le paletot de toile s’identifie peut-être au kab an aod, futur kabig, promis à un bel avenir. Il se dédouane de sa présence sur l’épave en reprenant les mêmes propos que ses camarades d’infortune et en rajoutant « qu’il ignore pourquoi il a été arrêté ».
Tous adoptent un système de défense naïf, arguant de la rumeur, de la curiosité, de l’absence de participation aux exactions et de leur incompréhension au motif de leur incarcération.
Ce système de défense a-t-il été payant? On peut le croire car les prévenus ont été élargis. Le tribunal fut accusé « de vains simulacres de procédure envers les coupables ». Il réplique que ses membres « ne peuvent faire de procédures, qu’il n’y a pas de lois dans ce sens, qu’ils ne peuvent empiéter sur les droits des magistrats » ! Quant aux trois autres prévenus : Le Loaec, Thomas, Le Breton, on ne sait s’ils furent poursuivis pour vols et recels de marchandises.
En fait, comme on vient de le découvrir, l’enquête fut longue, une tradition séculaire à l’indulgence face aux pillages des navires prévalait : l’inventaire de l’amirauté de Léon, couvrant la période allant de Louis XIV à la fin du XVIIIe siècle, ne mentionne qu’une condamnation à mort pour baraterie* et quelques peines de galères pour dépouillement de cadavres. Dans l’ensemble, selon Mr Cabantous, les sanctions sont avant tout pécuniaires et d’un faible montant (souvent moins de 20 livres). Les emprisonnements ne touchent que 13% des inculpés et pour des périodes limitées. Le contraste est saisissant entre les sentences rendues à l’encontre des faussaires, des voleurs de pain, de vêtements ou autres contrebandiers et celles des pilleurs côtiers.

Les dessous d’une affaire.

Cette affaire de droit commun se double de rivalités entre les diverses administrations établies par la Révolution. Des réformes administratives et judiciaires avaient été engagées afin de simplifier et de clarifier des domaines qui durant l’Ancien Régime s’enchevêtraient et portaient à discussion. Mais leur application semble laborieuse et surtout des dissensions se font jour entre des administrations de tendances opposées dans l’approche de la Révolution ou jalouses de leurs prérogatives.
La demande d’explications du Royaume-Uni concernant le naufrage du Neptune et surtout son pillage, mobilise les ministres de l’Intérieur et de la Marine, mais également de multiples rouages administratifs et judiciaires afin de mieux appréhender cette ténébreuse affaire.
Ainsi le procureur général-syndic du département exige des éclaircissements de la part du juge de paix de Lesneven et des administrateurs du district de Lesneven, dont dépend Tréménac’h, d’autant plus naturellement qu’ils sont soupçonnés de tiédeur envers la Révolution. Ils garantissent qu’ils « recherchent les coupables et fripons avec empressement», se flattent «d’une conduite irréprochable et ce sont les méchants qui cherchent à nuire, calomnier ». Les administrateurs du district ajoutent que les officiers municipaux et le juge de paix du canton de Plouguerneau, Cabon, se sont bien déplacés sur les lieux du naufrage (le 23 janvier), et ont constaté que le la coque du navire était percée en plusieurs endroits. Mais ils se renseignent sur la démarche à suivre et si l’Amirauté couvre le bris. Or elle est moribonde (elle est supprimée en mai 1792) et les administrateurs font référence à l’article 5 de la loi du 9 août 1791, relative à la police de la navigation et des ports de commerce qui stipule que c’est au juge de paix de s’intéresser aux bris, de requérir la force armée de la municipalité si nécessaire, de se transporter sur les lieux du naufrage pour sauver le navire et les marchandises et enfin de rapporter les procès-verbaux.
La même méfiance prévaut dans la lettre du 3 mai 1792 de l’accusateur public près le tribunal criminel du département du Finistère adressée au juge de paix du canton de Plouguerneau. Il lui reproche « son inaptie, la loi qu’il ne connaît pas et qu’il est incapable d’exécuter quand bien même il l’aurait sous les yeux ». Mais aussi «  de ne pas avoir délivré une copie du procès-verbal de l’échouement, de la dilapidation, du pillage, de la spoliation des marchandises du navire le Neptune à messieurs les commissaires envoyés par le directoire du département à Plouguerneau dans le courant du mois de mars. Cette copie aurait du être rédigée conjointement avec la municipalité de Plouguerneau et de Tréménac’h ». Il s’agit des commissaires Brichet et Rolland qui accompagnaient le juge Dandin de Brest. De plus, il s’étonne que le juge refuse de s’expliquer sur les spoliations. Il enfonce encore davantage le magistrat à propos des 23 hommes interceptés sur le Neptune, dont seulement quatre furent arrêtés, et qu’il a bien fallu relâcher car « l’ espèce de procès-verbal du juge de paix était cousu de nullités, de fautes de formes et inintelligible ».
Plus grave encore, Cabon aurait été complice des pilleurs. L’accusateur public près le tribunal criminel du département dans la lettre précédente s’emporte du fait que le juge de paix, n’a pas fait comparaître devant la justice l’un de ses domestiques pour spoliation et pillage. Il rajoute que « les commissaires ont été trompé par le procédé le plus malhonnête au point de les troubler dans leurs opérations ». Qu’entend-t-il par là ? Il est furieux de l’attitude de Cabon et il le menace ouvertement de saisir le tribunal criminel.
Le commissaire provisoire Jossic près l’administration à Quicquelleau (proche de Lesneven), surenchérit et, lui aussi, incrimine le juge de paix Cabon et certains magistrats de Plouguerneau d’avoir trempé dans le pillage. On ne sait si une quelconque action a été menée à l’encontre de Cabon.
C’est pour mieux superviser le naufrage du Neptune et affronter les diverses turpitudes s’y rattachant que des éléments extérieurs à Plouguerneau sont appelés à la rescousse, comme le juge de paix Testard et la garde Nationale de Lesneven, sans oublier le juge de paix Dandin de Brest, escorté des commissaires de Lesneven et de Brest. Efficacité oblige.
Une telle stratégie provient du comportement honteux adopté par les autorités locales lors des naufrages et que dénonce Cambry lorsqu’il assure que les bâtiments «sont pillés par les commissaires qu’on a chargés de sauver ».
D’ailleurs les archives du Service Historique de la Marine de Brest recèlent de multiples exemples de douaniers, garde-côtes se servant sans aucun scrupule sur les navires naufragés au début du XIXe siècle. Les hommes changeaient mais les vilaines habitudes persistaient.

Cette mauvaise volonté des autorités locales à collaborer avec celles qui leur sont supérieures se justifie aisément. Les notables ruraux voient dans l’irruption de ces rouages lointains, une intrusion inhabituelle des gens de la ville qui rognent sur leurs propres domaines de responsabilités. A l’époque, les décisions se prennent surtout dans les villes, les gardes nationaux, les gendarmes maintenant l’ordre résident également dans les cités voisines. Leur irruption, à chaque fois, est mal perçue. De plus, les notables des campagnes, appuyés par le monde paysan, appréhendent différemment la manière de mener la Révolution et surtout de régler des problèmes religieux de plus en plus sensibles.
La coupure est réelle à Plouguerneau entre une population alliée à ses notables, soutenant les prêtres réfractaires, et le monde des villes dont sont souvent originaires les curés jureurs.
Mais, sans doute la peur de représailles de certains pilleurs à l’encontre des autorités a joué en faveur d’une certaine neutralité voire d’une bienveillance compréhensible dans des campagnes où tout le monde se connaît, où les moindres faits et gestes de chacun ne passent pas inaperçus.

Quel bilan pour l’affaire du Neptune ?

Que retenir de l’affaire du Neptune ? Le naufrage du navire est sans commune mesure avec les fortunes de mer habituelles enregistrées sur la côte du pays Pagan. Le navire apparaît assez imposant, de valeur marchande exceptionnelle, et de surcroît, de nationalité anglaise. On est loin du petit caboteur qui se brise, de temps à autre, sur les récifs constellant la côte Pagane, et que vont piller quelques dizaines de saltins.
Du côté de la populace, il n’y a guère de réelles surprises. La mobilisation est sans précédent. Les riverains ne sont pas tous des pilleurs, comme le souligne Cambry, mais cependant la Paganie est la zone la plus active en terme de prédation marine du littoral léonard. Ces mauvaises habitudes sont inscrites dans les mentalités et dans les habitudes séculaires des habitants du secteur. Alors, rien de frappant à découvrir sur la grève de Ganquennoc des milliers de pilleurs, avertis par le fameux bouche à oreille qui rameute rapidement toute une frange de la population des communes environnantes. L’ardeur des Paganiz sera d’ailleurs favorisée par la durée dans le temps de l’immobilisation du Neptune à Granquennoc. La fébrilité envers l’épave est à relier à la paupérisation de nombreux individus, toutes classes sociales confondues, à un quotidien violent que l’on reproduit, certes, vis à vis du navire, mais également des autorités et, pour finir, par une sorte de dédouanement moral permettant aux pilleurs de s’activer sur les lieux du naufrage sans aucun état d’âme. D’ailleurs, l’étude des procès-verbaux des juges de l’époque s’avère parfaitement explicite.
Les saltins « sauvent des flots, enlèvent des flots » les objets que les hommes de loi leur reprochent d’avoir dérobés. Cette manne, l’ed ar mor, est un don de Dieu, une compensation à leur misère sur terre, et leur quête est loin d’être ressentie comme un acte délictueux.
Du côté des autorités la mobilisation dénote quelques ambiguïtés que l’on ne peut omettre de signaler.
Les autorités locales, officiers municipaux, maires, juges de paix, semblent faire preuve de bonne volonté, surtout dans la sauvegarde des biens récupérés sur le Neptune, mais ne s’engagent que timidement lorsqu’il faut braver des populations agressives et des gens que l’on rencontre chaque jour. Indulgence ? Peur des foules ? Crainte de représailles ? Complicité pour certains ? Sans doute un peu de tout cela, ce qui détermine le recours aux échelons supérieurs, au niveau du district de Lesneven, de sa garde nationale, de sa gendarmerie, mais aussi du département. En effet, l’affaire a eu un impact insoupçonnable, dépassant largement le cadre de la petite commune de Tréménac’h. L’incident diplomatique avec le Royaume-Uni se profile au-delà de la Manche, entraînant l’intervention des ministères de la Marine et de l’Intérieur. Ils somment les responsables administratifs et judiciaires d’entamer rapidement des actions énergiques, mais également de fournir des explications relatives au naufrage et au pillage du Neptune. La venue du juge Dandin et de sa troupe amènera à la raison quelques Paganiz. Effarouchés, ils restituent une partie de leur butin. L’occupation militaire par des soldats issus des villes voisines sur le propre terrain des pilleurs devenait efficace.
De nombreuses zones d’ombre subsistent dans ce travail d’investigation. Il n’a pas été possible de résoudre certaines énigmes concernant le sort du navire et de certains objets saisis par les autorités.
Ces interrogations et mystères intègrent le légendaire habituel du monde de la mer. Pourtant, René Ogor, originaire de Plouguerneau et plongeur émérite a levé une partie du voile qui recouvrait l’affaire du Neptune. Ayant obtenu une indication précieuse, par Denez Abernot, concernant un certain «  rocher du galion », à quelques encablures de la grève blanche, il découvrit, en 1987, des vestiges d’un bateau et divers objets qu’il transportait. Après les vérifications qui s’imposaient, il en déduisit qu’il existait une forte probabilité que ses découvertes se rattachaient au Neptune.

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(1) La commune de Tréménac’h est supprimée en 1792. Les PV contiennent souvent le terme de paroisse à la place de commune.
(2) Selon les archives départementales 10L156, le Neptune était un navire de la Compagnie des Indes anglaises qui revenait des Indes, pour une cargaison évaluée à 1,8 millions de livres. Nous-mêmes y avons cru jusqu’au moment où le doute s’est installé. Après avoir contacté le service anglais gérant les archives de la Compagnie et qui m’a aimablement répondu, il s’est avéré que l’information était erronée. Aucun bâtiment de ce nom n’est recensé à cet endroit et ce jour là. Même constat pour René Ogor. Un nouveau document permet de certifier définitivement que le Neptune n’est pas un navire de la Compagnie des Indes.


Les sources :
– Archives départementales du Finistère : 578 E dépôt 1 (délibérations du conseil municipal 1792-an IX)
-Série L de la Révolution dans le Finistère (juges de paix des cantons de Plouguerneau 72L6, de Ploudalmézeau 92L6 ; 17L7). 10L156.
– SHM de Brest (Service Historique de la Marine).
Afin de mieux s’imprégner des mentalités de l’époque, l’orthographe et la nature des mots ont, dans l’ensemble, été respectés. Pour assurer une meilleure compréhension et donner au récit une approche plus vivante, que les procès-verbaux consultés ne fournissent pas toujours, nous avons parfois regroupé des extraits de textes puisés dans des sources différentes. Tous les extraits d’archives sont indiqués en italique.
Certains noms de lieux gardent le K barré (K/) usité à l’époque dans les écritures.

Bibliographie.
Cabantous A.  : Les côtes barbares, Fayard, 1993.
Cambry J. : Voyage dans le Finistère. Coop Breizh, 1993.
Lizé P. : répertoires des naufrages, 1977.
Hirrien J-P: Naufrages et pillages en Léon. 2000. Skol Vreizh.

Glossaire.

Aulne: unité de mesure servant pour les étoffes. Elle correspond à environ 1,20 m.
Armoricains : ce terme paraît régulièrement pour désigner les pillards. Peut-être faut-il y voir de la part des autorités, plus francisés, leur volonté de se démarquer de populations frustres, et surtout bretonnantes.
Baraterie : préjudice causé volontairement par le capitaine ou un membre de l’équipage au propriétaire d’une cargaison ou à l’armateur.
Douanes nationales : Elles viennent d’être constituées et se substituent à l’Amirauté et à la Ferme. On trouve des douaniers au Korejou, à l’Aber-Wrac’h, à Plounéour-Trez…
Garde nationale : milice créée en juillet 1789, composée de bourgeois, dont la mission est le maintien de l’ordre.
Gros cul : navire marchand au tonnage assez conséquent.
Justin : ici veste pour un homme.
Mainlevée : acte qui arrête les effets d’une saisie.
Monitoire : un commandement de l’Eglise enjoint aux fidèles de dire ce qu’ils savent sur les vols et pillages des navires naufragés sous peine d’excommunication. Le monitoire est porté trois dimanches consécutifs dans la paroisse liée à l’affaire (aux prônes de la grand- messe). Les résultats de cette procédure restent dans l’ensemble médiocre par le petit nombre de témoins qui répondent.
Ménez : intérieur des terres, par opposition au littoral.
Paganiz : habitants du Pays Pagan. Territoire léonard du littoral, s’étendant de Goulven à l’Aber-Wrac’h.
Pensé : épave.
Ribins : petits chemins connus des habitants.
Saltins : pilleurs.