LES SOCIÉTÉS DE MÉNAGE AUTREFOIS

LES SOCIÉTÉS DE MÉNAGE AUTREFOIS.
Ayant hérité de papiers de famille, datant de 1880 à 1950, concernant mes grands-parents côté maternel domiciliés à Sibiril au Rochel-Kerminguy, je fus interpellé par certains contrats de sociétés de ménage de mes ancêtres. A ces documents s’ajoutent des baux établis en fermage lesquels complètent notre information sur un sujet tombé dans l’oubli du temps. Ces documents ont valeur d’exemples qui, sans doute, se retrouvent utilisés à Plouguerneau dans des circonstances identiques.
La lecture de ces papiers permet de dégager deux idées principales : un système qui n’existe plus aujourd’hui, celui de la société de ménage, et la persistance de la propriété de la terre dans les mains d’une partie de la noblesse plouguernéenne.
La société de ménage en Léon est en vigueur depuis des siècles. Selon Louis Elégoët (La vie des paysans du Léon, 1800-1950), le système est assez courant à Plouider depuis la fin du XVIIIème et pour environ un quart des « maisons » (ou feux) du Grouanec en 1931. Il s’agit de maintenir une partie ou l’intégrité de « l’exploitation familiale » durablement (si l’on est en faire valoir direct), de pérenniser l’esprit de famille et ses valeurs et de garder une main d’œuvre nécessaire aux travaux agricoles en évitant l’exode rural. Ces sociétés concernent régulièrement des paysans assez aisés qui disposent de terres en faire valoir direct (de 8 à 15 ha) ou en fermage (de 10 à 20 ha) avec des possibilités de mixage. Elles permettent aux membres d’assurer les productions inhérentes à une exploitation agricole. Mais la société de ménage se situe à un autre niveau d’implication pour ceux qui y adhèrent. On est en présence d’une cohabitation familiale intergénérationnelle où chacun apporte ses deniers et son travail. Le plus souvent, l’un des enfants d’un couple s’associe à ses parents, à l’occasion de son mariage, et acquiert selon la convention, le tiers, le quart ou la moitié du « ménage » (le mobilier sauf exceptions, le bétail, les outils, les récoltes, l’herbe…) dont la valeur est estimée par un expert. La quotité retenue varie selon les possibilités financières des nouveaux associés en sachant que les dots des mariés permettent le paiement de partie ou totalité des meubles. Le nouveau couple vit sous le toit des parents en compagnie parfois de frères et sœurs célibataires de l’un d’entre eux, et de domestiques. Tous les membres de la famille partagent en même temps les repas et dorment souvent dans la même pièce dans des lits-clos. Chacun travaille les terres leur appartenant en commun ou à un des ménagers ou encore celles en location et participe aux dépenses et bénéfices au prorata de sa part de ménage. D’autres sociétés de ménage peuvent exister : les parents s’associent à deux de leurs enfants mariés ou deux frères ou sœurs mariés forment une société de ménage. Ces groupes domestiques étendus atteignent, enfants, domestiques compris, parfois la vingtaine d’individus. Les frères ou sœurs non concernés par l’association restent célibataires dans l’exploitation ou quittent le domicile en épousant un conjoint agriculteur ou non.
En septembre 1906, une telle société est créée à Kerminguy-Rochel entre Hervé Loaëc, époux de Philomène Nédélec, Mr Jean Caroff et Marie-Yvonne Faujour, et Jean-Louis Moal (mon grand-père maternel dit Louis) et Marie Caroff (ma grand-mère maternelle, fille de Jean Caroff et de Marie-Yvonne Faujour), mariés le 22 juillet 1906.

Un notaire rédige l’acte de constitution de la société.

En fait, une autre société de ménage datant de 1880, composée de Anne Nédélec, veuve de Jean Caroff pour moitié, et du couple Jean-Marie Caroff et Marie-Yvonne Fauchour pour l’autre moitié, gérait l’exploitation familiale, pour un capital engagé de 4315 francs. En 1906, l’arrivée d’un nouveau venu : Jean-Louis Moal, et le décès sans doute de Anne Nédélec rebattaient les cartes de la société de ménage passée. Voici les grandes lignes de la société de ménage : « le but de la société est d’exploiter la ferme de Kerminguy-Rochel durant les baux qui ont été consentis et ceux qui pourraient être renouvelés par la suite. Hervé Loaëc est intéressé pour moitié indivise et les sieurs Caroff et Moal pour l’autre moitié (un quart chacun). Les bénéfices et les pertes se partagent dans ces proportions. Le fonds capital de la société est d’une valeur de 9000 francs, fourni par les intéressés dans la proportion de leurs droits sus indiqués en numéraires et en meubles meublants et autres objets mobiliers composant une exploitation rurale. Les affaires de la société seront administrées par les associés qui donneront tout leur temps, aucun ne pourra prendre à bail d’autres terres que celles qu’ils exploitent actuellement sans le consentement de ses associés qu’il devra intéresser dans les nouvelles locations dans les mêmes proportions que celle qu’ils possèdent dans la société. Aucun des associés ne peut céder ses droits dans la société qu’à ses associés si ce n’est pour l’établissement de ses enfants. Les armoires des associés et celles de leur femme sont exclues de la présente société en cas de dissolution de cette société. Les enfants nés et à naître seront entretenus à frais communs sur la société ». Les litiges entre les membres se règlent par des arbitres choisis par les diverses parties ou par un juge de paix. La force de travail n’est pas la même pour chaque ménage selon sa composition numérique. Ce dernier point ne paraît pas altérer la cohésion de la société (selon E. Souvestre en 1836 à Plouescat). Au terme de la société (à la fin d’un bail par exemple) chaque membre récupère ses biens en propre (terres s’il y en a, bâtiments), ce qui fragilise « l’exploitation familiale » qui peut être amputée d’une part de ses supports indispensables au travail agricole. Mais le sens de la famille fait que la défection d’un membre est souvent l’occasion aux autres parties qui créent sur une nouvelle société d’acquérir le capital foncier vacant.
Dans les familles nombreuses (mes grands-parents ont eu 11 enfants, même si deux n’ont pas vécu longtemps) tous les enfants ne pouvaient appartenir à la « société de ménage souche ». Alors, certains devaient se résoudre à voguer vers d’autres lieux, vers d’autres sociétés de ménage ou épouser un ou une célibataire, ou encore entrer en religion. Le décès d’un membre appartenant à la société de ménage, comme c’est les cas en 1932 pour la société de ménage créée en 1906 dans ma famille, côté Moal, en l’occurrence celui de Marie-Yvonne Faujour, veuve de Jean-Marie Caroff remariée à Jean Caroff, donne lieu au partage pour moitié des quatre chevaux, quatre vaches, du « revenant bon », pour un total de 10 000 francs augmentés de 2000 francs pour divers mobiliers, lingeries et bois à feu.
En 1906, les propriétaires de la ferme où résidaient mes grands-parents appartiennent à une famille noble de Plouguerneau les de Poulpiquet de Brescanvel, du château de Lesmel (Mme Renée- Joséphine-Marie de Kerzauson-Kerjean, veuve de Marie-Joseph-Maurice de Poulpiquet de Brescanvel ; en 1939 : la même Mme Renée-Joséphine-Marie de Kerzauson-Kerjean, Maurice-Guy-Marie de Poulpiquet de Brescanvel, célibataire majeur, Mr Antoine Le Borgne de Boissière et Madame Renée-Mathilde-Marie-Josèphe de Poulpiquet de Brescanvel son épouse, Charles-Antoine-Marie-Josèphe-Christian de Lignières, capitaine d’artillerie, et Marie-Thérèse-Camille de Poulpiquet de Brescanvel, son épouse, demeurant à Lesmel. Le bail en date du 22 avril 1902, d’une durée de 9 ans est fixé à 915 francs par an par Mr Emilien de Poulpiquet, lieutenant-colonel en retraite, Mme Camille du Pin la Périnière son épouse, propriétaire demeurant au château de Lesmel à Plouguerneau. Hervé Loaëc signe mais Jean Caroff ne sait pas signer. En 1927, le bail est paraphé par mon grand-père Louis Moal et par Jean-Marie Le Bris. En 1938-47, un autre bail secondaire est établi entre Mlle Marie-Thérèse de Poulpiquet de Brescanvel, demeurant à Brest, et Jean-Louis Moal pour une durée de trois, six ou neuf années entières, pour un terroir à usage de pré à Kerlidou, en Sibiril (Pount ar raden), pour 2 ha 65 ares. Il se doit d’entretenir les fossés, ne pas toucher aux arbres. Le fermage annuel de 500 francs doit être versé « en la demeure de la baillesse ou de son fondé de pouvoirs ». En 1939 (le 29 septembre jour de la Saint-Michel), le bail en fermage est de 5000 francs par an (3000 francs avant cette date), plus les charges (droits d’enregistrement, impôts fonciers) évaluées au 10ème du montant total. Les clauses du bail portent sur la durée du bail de trois, six et neuf ans. Il concerne pour moitié chacun, Jean-Marie Le Bris, cultivateur, époux de Françoise Loaëc (sans doute une parente de Hervé Loaëc), et mon grand-père Louis Moal. La ferme du Rochel-Kerminguy rattachée à la commune de Sibiril et de Plougoulm, selon l’étude du notaire de Plouguerneau J. Hirvoas « consiste en logements et terres, tant chaudes (les plus fertiles) que froides (les moins fertiles comme les garennes, les landes) et toutes dépendances. Au total, un peu plus de 14 ha. Les preneurs ne doivent rien dégrader, innover ni détériorer. Les couvertures sont en gleds (chaume). Ils doivent entretenir et réparer les toitures, les fosses et fossés, mais ils ne peuvent réparer la maison (?) et les édifices en ruines. Ils nourriront et darbarreront gratuitement les ouvriers que les bailleurs pourraient employer aux réparations qu’ils feraient effectuer et feront le charroi des matériaux nécessaires à ces réparations. Ils ne pourront sous-affermer lesdits biens. Ils feront assurer à leurs frais contre les risques de l’incendie les édifices au dit lieu. Le droit de chasse est expressément réservé sur les lieux loués par les propriétaires. En cas de vente de la ferme le bail sera résilié, en prévenant les fermiers trois ans d’avance. Toutes les réparations locatives sont au compte des preneurs ».
D’autres baux contractés auprès de particuliers ont permis à la société de ménage d’utiliser des terres labourables, des prairies, des garennes, dans les années 1920 jusqu’en 1944 année du décès de Jean Caroff. Les fermages sont payables en argent ou « pour 150 kilogrammes de blé calculé selon le cours moyen de l’année ». De plus, la société achète, en 1921, sous la férule de Louis Moal pour moitié et pour Jean Caroff pour l’autre moitié, pour 3000 francs, 68 ares de terres labourables et de prairies. Le fait que Hervé Loaëc ne soit plus mentionné laisse penser qu’il est décédé et que la société de ménage de 1906 ne repose plus que sur Jean Caroff décédé en 1944 et Louis Moal décédé en 1955, et peut-être sur Jean-Marie le Bris.
Il semble que les deux parties : propriétaires et sociétés de ménage cohabitent dans une certaine bonne entente car les baux sont renouvelés régulièrement. Les cultivateurs disposent d’une stabilité nécessaire pour travailler des terres qui ne leurs appartiennent pas et les propriétaires en fidélisant des gens « bons et vigilants cultivateurs et bons pères de familles » y trouvent leur compte par des revenus réguliers qui s’accroissent si l’on suit les montants indiqués des baux annuels.
Les sociétés de ménage demandaient de l’organisation et de l’autorité de la part du patriarche pour la gestion du travail. La volonté de paix des ménages permettait cette forme de cohabitation. Pourtant, au début du XXe siècle, il apparaît que le système se fissure. L’évolution des mentalités rend plus délicate la vie communautaire de deux ou trois familles sous un même toit. Après la Seconde Guerre mondiale, la division des revenus dégagés par l’exploitation contrarie la bonne marche de l’exploitation tandis que l’autorité des patriarches s’affaiblit lors des conflits de générations à propos de la nécessité de moderniser les fermes. Si de nouvelles formes d’association existent aujourd’hui (GAEC) entre les membres d’une même famille, chaque couple dispose de sa maison, mais le travail s’effectue en commun.