Novembre 1906 : La bataille de Plouguerneau


NOVEMBRE 1906 : LA BATAILLE DE PLOUGUERNEAU

Une plongée dans des journaux de l’époque donne un éclairage tout à fait particulier sur les incidents qui ont marqué l’inventaire de l’église de Plouguerneau.

 

 

Dans de nombreuses communes du Finistère et plus largement dans toute la France, la loi de séparation des Eglises et de l’Etat et particulièrement le décret du 29 décembre 1905 prévoyant l’inventaire des biens des églises suscita des troubles importants. A Plouguerneau la simple évocation de l’inventaire des lieux de cultes et l’ouverture des tabernacles est considérée comme une profanation.

Le journal parisien « Le Gaulois »

Le journal parisien « Le Gaulois » mesure l’intensité des luttes à venir et dépêche à Plouguerneau un de ses correspondants signant sous le pseudo « Vrimoy ». Son article paru le 23 novembre 1906 dévoile avec précision l’ambiance au bourg et dans la campagne proche à la veille de l’arrivée des fonctionnaires des Domaines chargés de l’inventaire :

L’article intitulé « A Plouguerneau, une bataille acharnée » plonge le lecteur en plein cœur de l’événement.

Depuis trois heures et quart du matin, le tocsin sonne à Plouguerneau. Toutes les routes menant au bourg sont sillonnées dans la nuit brumeuse et froide, de paysans et de femmes, pressant le pas, un penn bas (Penn Bazh) sous le bras. Tous se rendent à l’appel du tocsin ; et quand à six heures, nous arrivons à Plouguerneau, plus de deux mille personnes sont massées autour de l’église, dont l’intérieur est illuminé comme pour une veille de Noël.

La messe y a été dite par l’abbé Tanguy, et de nombreux fidèles chantent des cantiques bretons. Au dehors, la foule est houleuse. Des groupes d’hommes discutent bruyamment : « Notre église est à nous, c’est nous qui l’avons payée ; c’est nous qui l’avons fait bâtir, personne de nous la prendra ». L’église de Plouguerneau a été, en effet, construite aux frais des habitants. En 1856, ils demandèrent une subvention de dix mille francs. Les paroissiens se cotisèrent et firent élever l’édifice qu’ils veulent si chèrement défendre. Le clocher est le seul vestige de l’ancien monument. L’église a été reconstruite, il y a deux ans à peine. Un superbe calvaire s’élève sur le glacis, en souvenir d’une mission de 1881.

L’arrivée, à six heures, de la brigade de gendarmerie à pied de Lannilis, provoque un certain remous. Douze cent paysans prennent position sur la place de l’église et se rangent le long du mur, haut d’environ un mètre, qui l’entoure. Les femmes, appuyées sur leur penn bas, se mettent sous le porche de l’église et devant toutes les portes.

Ce n’est qu’une alerte. Les cavaliers qui accompagnent M. Le Fer de La Motte, sous-inspecteur des domaines et M. Garaud, commissaire de police, sont partis à cinq heure et demie de Lesneven et ce ne sera qu’à huit heures qu’ils feront leur entrée à Plouguerneau.

Les lanternes à moto-naphta qui éclairent les rues principales de la commune depuis deux ans viennent d’être éteintes.

Plus de 2000 personnes entourent l’église quand, à huit heures du matin, on vient procéder à l’inventaire. Des hommes et des femmes armés de bâtons défendent la grille de fer et les abords du cimetière.

Il faut une heure pour forcer la grille, mais une barrière humaine la remplace.
Des cuirassiers, des gendarmes et des hussards à pied tentent de la forcer et d’entrer dans la place qui précède l’église.

 

 

Plusieurs assauts sont donnés mais la petite troupe comprenant une quarantaine d’hommes est chaque fois refoulée. Plusieurs paysans sont grièvement contusionnés dans la mêlée. De nombreux soldats sont blessés à coups de bâton. Toutes les cuirasses sont bosselées.

Après plusieurs corps à corps infructueux, le commissaire de police fait monter à cheval. Deux charges ont lieu. Les paysans, toujours derrière le petit mur de la place, crient et brandissent leurs bâtons. Les chevaux se cabrent et s’arrêtent. Devant l’impossibilité de pénétrer dans la place, le commissaire de police demande télégraphiquement à 9h ½, 100 hommes d’infanterie coloniale à Brest.

Les cuirassiers, les gendarmes et les hussards se reposent en attendant les renforts.

A 11h ½, les cuirassiers, les gendarmes et les hussards prennent leur repas devant l’église toujours gardée par des troupes de paysans armés de penn bas. Des guetteurs sont dans le clocher, prêts à annoncer l’arrivée des hommes d’infanterie coloniale attendus. M. Fontanes, sous-préfet, se rend sur les lieux.

150 hommes d’infanterie coloniale sont demandés à Brest et durant la suspension des hostilités chacun va prendre un repos bien mérité. Les cavaliers mettent pied à terre. Par groupes successifs, ils se répandent dans les cafés avoisinant la place. Les plouguernéens quittent leurs positions et, peu à peu, vainqueurs et vaincus se rassemblent, causent de la bataille. On finit par trinquer et fraterniser. Tout de même, les coups ont été drus. De vieux gendarmes déclarent n’avoir jamais vu une pareille résistance.

A une heure et demie arrivent, par train spécial de Brest, cent cinquante hommes d’infanterie coloniale avec le capitaine Barbazan, le capitaine de gendarmerie Minot et M. Fontanes, sous-préfet. Le tocsin sonne à nouveau, mais la détente est visible chez les paysans. Le sous-préfet a une entrevue avec le recteur, qui consent finalement à haranguer ses paroissiens. Il monte sur un calvaire, leur parle en breton. Tous se calment. Le curé déclare au sous-préfet que seuls les cuirassiers entreront dans la place à l’exception des gendarmes et des coloniaux. Le sous-préfet y consent.

Quand la hache entame la porte de l’église, les figures des Bretons se contractent dans un mouvement de douloureuse colère. Instinctivement, les penbas se lèvent. M. Le recteur fait un signe, entame le Parce Domine, que tous les Bretons chantent avec lui.

La porte a cédé. M. le recteur fait une protestation très digne et l’inventaire a lieu sans autre incident. Sans la présence d’esprit du recteur, il est incontestable que les braves Plouguernéens se seraient fait tuer sur le parvis de leur temple. »

Les précisions du Courrier du Finistère

Sur le même sujet, l’édition du 1er décembre 1906 du Courrier du Finistère donne des éléments plus précis concernant les acteurs de ces incidents. On y apprend ainsi que 18 procès-verbaux ont été dressés et transmis par la gendarmerie au parquet de Brest. Le contenu de ces procès-verbaux prête aujourd’hui à sourire :

– « L’abbé Tanguy a été entendu par le gendarme Quéguiner alors qu’il disait en Breton aux manifestants : « Vous savez ce que vous avez à faire : chassez d’ici tous ces gendarmes et ces soldats ».

– M. Yves Talec, âgé de 32 ans, charron au bourg de Plouguerneau, marié, père de deux enfants a été vu distribuant des bâtons aux personnes qui se trouvaient dans la place entourant l’église.

– M. Pierre Calvez, âgé de 31 ans, cultivateur à Plouguerneau a bousculé et frappé à coups de poing des cuirassiers et a poussé le gendarme Nicolas de la brigade de Lesneven. Pierre Calvez était très exalté.

– M. René Thépaut, âgé de 41 ans, cultivateur, célibataire a été vu frappant avec un pen-braz un cuirassier qu’il a blessé à la main.

– M. Claude Le Bris, âgé de 48 ans, cultivateur a été vu frappant à coups de bâton sur le cheval du gendarme Nicolas, de la brigade de Lesneven.

– M. François Salou, âgé de 27 ans, cultivateur, au village de Mogueran a été vu frappant les chevaux des cuirassiers et bousculaient ces derniers.

– M. Jean Prigent âgé de 25 ans, marin-pêcheur au village de Moguéran en Plouguerneau a été vu frappant à coups de bâton le cheval du maréchal des logis Richer des hussards.

– M. Yves Autret âgé de 88 ans, cultivateur au village de Lostrouch a été vu frappant à coups de bâton le cheval du même sous-officier.

– MM. Emmanuel Roudaut, cultivateur au Carpont, François Cabon âgé de 42 ans, cultivateur et René Abjean, âgé de 27 ans, expert au bourg de Plouguerneau ont été vus frappant avec des bâtons sur les mains des cuirassiers et des soldats du génie qui étaient occupés à démolir la grille d’entrée.

– MM. Auguste Abjean, propriétaire à Gorreguéar, l’abbé Nicolas, vicaire à Plouguerneau, Alfred Cahérec, âgé de 48 ans, marchand de vins à Plouguerneau, Mme et Melle Cahérec, femme et fille du précédent, Maurice de Poulpiquet de Brescanvel, propriétaire à Lesmel en Plouguerneau, tous les six accusés d’avoir été les organisateurs de la résistance.

Le parquet de Brest s’est empressé naturellement de faire état de cette littérature « gendarmique » dont les éléments mensongers ont été fournis après coup par un mouchard local, candidat à quelque sinécure gouvernementale. Le juge d’instruction a en effet décerné des mandats de comparution contre les 18 personnes visées par ces procès-verbaux et en a déjà interrogé quelques-unes.
Les poursuites qui semblent devoir être la conclusion logique de cette procédure mettront tout de même M. Fontanes, sous-préfet de Brest en assez mauvaise posture. On se rappelle en effet que ce fonctionnaire qui commandait en chef l’expédition avait obtenu à l’amiable la cessation de la résistance en s’engageant à faire relâcher les manifestants arrêtés et à faire son possible pour éviter qu’il y ai des poursuites.

Or comme il est avéré que dans ces sortes d’affaires beaucoup plus politiques que judiciaires, la justice est entièrement aux ordres de l’administration, il s’ensuit à l’évidence que, dès le moment que la justice se met en mouvement, M. Fontanes n’a rien fait pour l’arrêter et pour dégager sa parole, solennellement et publiquement donnée aux habitants de Plouguerneau. Le geste manque d’élégance et plus encore de Grandeur. »

 

Norbert L’Hostis – Version 1 : Décembre 2014