(1792-1816)
Jeanne Jugan naît à Cancale en 1792, dans une famille modeste de sept enfants, on est en pleine Révolution et beaucoup de familles sont dans la misère. Sa mère est journalière, son père qui fait la grande pêche sur les bancs de Terre Neuve disparaît en mer quand la petite Jeanne n’a que cinq ans. Jeanne travaille jeune pour aider sa famille ; elle garde les vaches dans les champs attenants à la petite maison au sol de terre battue du hameau des Petites Croix, puis elle devient femme de ménage, aide cuisinière, aide soignante. A cette époque troublée, l’église de Cancale est fermée, transformée comme beaucoup d’autres en magasin à fourrage, le catéchisme n’existe plus mais des enfants reçoivent, en secret, une éducation à la foi, de personnes du tiers ordre de saint Jean Eudes. C’est sans doute ainsi que Jeanne apprend à lire et acquiert une conscience nette de sa foi. A seize ans, elle refuse une demande en mariage, pressentant une autre destinée. |
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En 1817, à l’âge de vingt-cinq ans, elle quitte Cancale et sa famille pour aller vivre à Saint-Servan où, pendant douze ans, elle sera à la fois la servante et l’amie d’une demoiselle membre du tiers ordre et vouée aux bonnes oeuvres. A la mort de celle-ci, Jeanne met en commun ses ressources avec une amie, Françoise Aubert, dite Fanchon ; elle gagne sa vie en faisant des journées de travail dans les familles de Saint-Servan : ménage, lessive, garde-malade. Saint-Servan est alors un port de marins pêcheurs, souvent décimés par les accidents de mer ; le nombre des mendiants et des nécessiteux ne cesse de s’accroître, on voit dés hommes sans travail errer par bandes dans la campagne, les vieillards sont les plus démunis, isolés, sans ressources, sans aucun lieu d’accueil… Jeanne les aide, leur rend visite, partage le peu qu’elle a.
Un soir d’hiver 1839, elle amène chez elle une vieille femme aveugle et infirme ; elle la porté sur son dos pour monter les escaliers, lui donne son lit -et la traite. comme sa mère. Puis elle recueille une ancienne servante qui, après avoir servi ses maîtres, sans gages, et avoir dépensé pour eux toutes ses économies, mendie son pain dans la rue.
Avec ses amies, Marie Jamet et Virginie Trédaniel, elles forment une association de charité. C’est, dans une mansarde, l’embryon de la congrégation qui s’appellera plus tard les « Petites Sueurs des Pauvres ». Les trois- femmes louent une maison ; en un mois, elles y accueillent douze personnes dans le dénuement et c’est Jeanne qui va mendier à leur place. Très vite, il leur faut trouver une autre maison et les voilà à la tête d’une famille de soixante-cinq affamés, estropiés, manchots, idiots, arrachés à la misère des greniers, des caves ou de la rue. Les ressources sont maigres et l’aide du bureau de bienfaisance municipal ne suffit pas. Chaque jour, Jeanne s’en va, d’abord avec un panier, puis avec une charrette à bras, recueillir les restes de la table des riches, le vieux linge, les vêtements usagés. Elle a toutes les audaces, y compris celle de se servir quand on ne lui donne rien et d’emporter les chandeliers d’argent des notables. Il lui arrive d’être refoulée sans ménagement mais elle a le sens de la répartie et sait plaider sa cause. Plus elle a de personnes à charge, plus il faut aller loin chercher les ressources, on la voit à l’entrée des champs de course, à bord des bateaux, sur les quais, dans les foires…
Le clergé paroissial commence à s’intéresser à ces personnes charitables et désigne un jeune vicaire, l’abbé Le Pailleur comme « directeur de conscience ». La petite communauté adopte un semblant de costume religieux, établit une règle de vie et élit Jeanne Jugan à la fonction de « supérieure ». C’est alors que l’abbé Le Pailleur, outrepassant son rôle, casse cette élection de sa propre autorité. Il s’immisce de plus en plus dans la marche de l’oeuvre et met à l’écart la fondatrice qui accepte un rôle de simple quêteuse. Jeanne Jugan est au dessus -bien_au dessus- de cette pauvre petite lutte de pouvoir.
Mais la renommée de Jeanne est telle qu’on l’appelle à Rennes, à Dinan, à Tours, Nantes, Angers. Elle force les portes, « tambour battant », surmonte toutes les difficultés juridiques, civiles, canoniques. Elle a tous les culots, en même temps qu’une patience désarmante et une infinie confiance dans la Providence. On dit qu’elle a « le génie de la charité » car les dons imprévus arrivent souvent dans les moments les plus délicats.
En 1854, l’oeuvre est reconnue par un décret pontifical, mais dans les démarches officielles, C’est l’abbé Le Pailleur qui se fait passer pour le fondateur. Devenue sœur Marie de la Croix, Jeanne ne fait rien pour rétablir la vérité. Il y a tant de choses plus utiles à faire ! C’est dans l’effacement le plus total qu’elle finit sa vie en 1879, à l’âge de quatre- vingt- sept ans.
Un siècle plus tard, les Petites Sœurs des Pauvres sont présentes dans une quarantaine de pays, secourant plus de cinquante mille personnes dans trois cent sept maisons d’accueil.
Jeanne Jugan est béatifiée le 3 octobre 1982.
On dit que pour canoniser, l’Eglise attend de Dieu une sorte de caution à sa décision, en sollicitant quelques miracles. Ceux que l’on reconnaît à Jeanne Jugan sont bien discrets, à son image. Faut-il vraiment lui demander un miracle ? Le culte des vieux saints bretons ne nous montre-t-il pas que le peuple ne s’est pas gêné pour canoniser des centaines de héros dont il reconnaissait la valeur, et l’histoire de l’Église ne nous apprend-t-elle pas que des pressions nationales ont souvent pesé sur les canonisations ?
Peut-être pourrait-on solliciter seulement une grâce -énorme- celle de nous
aider à comprendre l’aspiration profonde des plus démunis, non pas à être mieux aidés, mais à
sortir de la « galère ».; peut-être cette grâce nous aiderait-elle à agir dans le sens de la seule vraie solidarité, celle qui nous commande de refuser un type de société producteur de misère et d’exclusion.
Texte de Anne-Marie Kervern